Le financement participatif dans la culture : une solution parallèle… Mais pour qui ?

Le financement participatif (FP) ou crowdfunding, outil de levée de fonds disponible en ligne via des plates-formes d’intermédiation entre pairs, a connu un fort déploiement ces dix dernières années.

En ce qui concerne le financement participatif dans le domaine de la culture, où le système de rétribution par don y est le plus répandu, une publication de l’Union européenne de 2017 révèle que 247 millions d’euros auraient été collectés par les organisations créatives et culturelles au sein de l’Union européenne. Les domaines les plus concernés par le crowdfunding seraient le cinéma et l’audiovisuel (33 % des campagnes, 29 % en volume de transaction) et la musique (22 % des campagnes, 17 % en volume de transaction). Les levées de fonds liées aux jeux vidéo (2 %), à l’architecture (2 %) ou bien au patrimoine (1 %) seraient, quant à elles, minoritaires (Source publications.europa.eu)

En France, le FP culturel par don contre don (ou récompense) correspond à lui seul à 48 millions d’euros (Source www.jbs.cam.ac.uk). Ces statistiques par secteur correspondent à celles mises en ligne par les deux principales plates-formes françaises, Ulule et KissKissBankBank. Selon ces dernières, ce serait le cinéma, la vidéo et la musique qui attireraient le plus de projets. Ainsi, les films et la vidéo cumuleraient respectivement 3 616 projets, soit 12 millions d’euros reversés par la plate-forme Ulule et 2 050 projets soit 9,6 millions d’euros reversés par la plate-forme KissKissBankBank. Les projets musicaux quant à eux cumuleraient respectivement 2 890 projets pour 10 millions d’euros reversés par la plate-forme Ulule et 3 025 projets pour 9,6 millions d’euros reversés par la plate-forme KissKissBankBank (statistiques observées au 12/09/2017 sur Ulule et Kisskissbankbank). Bien qu’utiles, les statistiques issues des plates-formes seules ne suffisent pas à comprendre l’impact global du FP dans le domaine culturel. D’autres plates-formes, comme Dartagnans (voir publications.europa.eu) ou celles mises en ligne directement par certaines institutions culturelles, comme tousmecenes.fr pour le Musée du Louvre, ainsi que les marques blanches et cagnottes, restent invisibles à ces statistiques.

Le financement participatif, une chance et source de difficultés supplémentaires pour les acteurs culturels

Face à la baisse des financements publics alloués à la culture et aux difficultés de recours au circuit bancaire classique, les acteurs culturels sont à la recherche de nouveaux modèles économiques. Selon de nombreux acteurs du secteur et des politiques, le financement participatif serait une solution simple répondant aux besoins réels des acteurs culturels, depuis les grandes institutions au rayonnement international jusqu’aux projets amateurs en quartier ou milieu rural. Or, le recours au FP semble être à double tranchant, à la fois chance et source de difficultés supplémentaires pour les acteurs culturels. Tout d’abord une chance, car le financement participatif pourrait permettre de mobiliser ponctuellement des individus en leur faisant cofinancer des projets. Mais aussi une difficulté, car le financement participatif semble peiner à dépasser la logique de projet unique. Ce dernier point est particulièrement sensible pour les acteurs culturels (maisons d’édition ou de production, musées), dont les frais de fonctionnement sont en partie constants. Derrière les discours faisant du financement participatif une solution de remplacement aux financements publics, l’exemple de la réfection du musée de la Piscine de Roubaix illustre la complexité du phénomène. Une campagne de levée de fonds a été lancée entre le 12 décembre 2015 et le 31 mars 2016 permettant de récolter 190 000 euros (avec le concours de la société des amis du musée). Si le succès d’une telle campagne montre bien la capacité du financement participatif à mobiliser une communauté sur des projets précis, cet exemple montre aussi les limites du FP : la somme récoltée paraît moindre face aux 9,3 millions d’euros estimés pour les travaux. Pour mener à bien cette entreprise de réfection, le musée a majoritairement eu recours, en plus du soutien de l’État, de la région Hauts-de-France et de la Métropole européenne de Lille, au mécénat d’entreprises comme le CIC Nord-Ouest, Vilogia ou la Fondation Total. Il ne faut donc pas surestimer le potentiel du crowdfunding à supplanter les financements publics existants ou le mécénat traditionnel dans le cas de projets de ce type. Cette campagne de FP a cependant permis deux choses : la sensibilisation aux coûts de financements des institutions culturelles, y compris publiques, et la mobilisation d’une communauté d’amateurs de musées.

L’impact psychosocial d’une campagne

Outre la médiation par des plates-formes Web, plusieurs choses semblent pourtant bien nouvelles avec le financement participatif par rapport au mécénat traditionnel et au système de souscription. Si le financement participatif se présente comme une alternative aux financements publics ainsi qu’au système bancaire classique permettant de « libérer la créativité » (‘Let’s unleash Creativity!‘ clame la page d’accueil de Kisskissbankbank), il est pourtant peu fait mention de l’impact psychosocial d’une campagne de crowdfunding pour le porteur de projet. On comprendra par impact psychosocial : le stress du « tout ou rien », ce modèle majoritairement imposé par les plates-formes ; l’injonction à la communication et la mise en scène de soi au travers de codes de plus en plus normalisés ; la gestion rationnelle d’une communauté (souvent composée par des proches au travers du « Love Money ») ; et les conséquences du travail émotionnel impliquant un surinvestissement dans les projets. De plus, l’aspect ludique et l’expérientiel des campagnes de financement participatif occultent le fait qu’il s’agit de transférer le risque sur les financeurs et que la nature de l’échange est économique. On parle ainsi de « gamification ». Il s’agit pourtant bien d’un travail gratuit pour le porteur du projet. Premièrement, le travail mené pendant la levée de fond n’aura que peu de chances d’être rémunéré même à l’issue de la campagne. Deuxièmement, on finance un projet (la réalisation d’un court ou long-métrage, l’acquisition d’une œuvre, l’enregistrement d’un album) et non pas le travail effectué par des professionnels, semi-professionnels ou amateurs au préalable ou à l’issue de la campagne de levée de fonds. La rémunération des individus (ou simplement le défraiement) semble systématiquement ignorée dans une logique d’« économie de la passion ».

 « Le financement participatif semble faire face à des écueils qu’il doit pouvoir dépasser… »

En conclusion, le financement participatif, une dizaine d’années après sa démocratisation et son essor fulgurant, peut être considéré comme une source de financement riche en perspectives, et non pas seulement comme une alternative aux financements existants pour la culture. Cependant, le financement participatif semble faire face à des écueils qu’il doit pouvoir dépasser : une logique de projets uniques, un excès de normalisation, un recours trop important au travail émotionnel et au travail gratuit pour les porteurs de projet, une présence trop concentrée dans les centres urbains, et un aveuglement des reproductions d’inégalités d’origines sociales, géographiques et ethniques.

Jérémy Vachet

Jérémy Vachet est chercheur associé au sein du programme ANR (Agence nationale de la recherche) COLLAB, en charge de l’étude des plates-formes de crowdsourcing et de financement participatif culturels en France ainsi qu’à l’international.

 À lire : Jérémy Vachet, Jacob T. Matthews et Vincent Rouzé, La Culture par les foules ? Le crowdfunding et le crowdsourcing en question, éditions MkF, 2014.

 

Article paru dans Éclairs, la revue numérique d’ALCA Nouvelle-Aquitaine, 2018. © ALCA Nouvelle-Aquitaine Tous droits réservés.