« Je suis féministe, et », par Christine Détrez

Christine Détrez est écrivaine et professeure de sociologie à l’ENS de Lyon. Ses recherches s’inscrivent en sociologie du genre et sociologie de la culture. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles, interrogeant notamment la place des femmes dans le livre – femmes autrices, lectrices ou personnages de fiction.

Elle a accepté d’introduire ce dossier, en faisant part de son cheminement de sociologue et de femme. Un cheminement qui l’a menée à ne plus avoir peur d’affirmer : « Je suis féministe ».

Avec quelles héroïnes grandissait-on quand on était une petite fille avide de lecture et d’écriture, ayant fait sa scolarité primaire dans les années 1970 ? Galopent dans ma mémoire Sophie, Jo March, Alice et son cabriolet, Claude du Club des cinq, Fantômette et son domino noir, qui donnaient forme à nos rêves d’aventures et d’écriture. Mais remisés ces livres d’enfant, Agatha Christie et Miss Marple furent bien les seules femmes, croisées dans le programme de français de 5e, qui, pendant mes longues années d’études – collège, lycée, classes préparatoires littéraires, cursus de lettres classiques agrégation incluse –, résistèrent à l’omniprésence masculine.

Si la reconversion en sociologie me permit de fissurer l’édifice de la légitimité culturelle et les présupposés sociaux du « don » et du « génie », la dimension éminemment genrée du point aveugle de ce concept de « talent », qui s’imposerait par la pleine force de son évidence, a encore mis quelques années à s’élaborer : d’abord parce que la sociologie des années 1990 était plus préoccupée de classes sociales que de genre, et qu’il a sans doute fallu attendre que l’université se “féminise” pour que d’autre problématiques viennent se combiner aux interrogations classiques.

Il faut ainsi, expériences vécues, recevoir des refus de manuscrits indiquant que le propos du roman est trop féministe », recevoir certes des félicitations à l’annonce d’une grossesse, mais assorties d’un « c’est dommage pour ta carrière », entendre, de la part d’un éminent collègue à côté de qui on est assise à une tribune, un propos outrageusement sexiste, glissé à l’oreille, à propos d’une intervention dans le public, pour commencer à se dire que non, quelque chose ne va pas au pays des idées, de la littérature et du savoir.

Il faut aussi se faire reprendre par une étudiante, à l’issue d’un cours portant sur les stéréotypes de genre, où l’on a dit : « Je ne suis pas féministe, mais » et, grâce à elle, réfléchir aux raisons pour lesquelles on a introduit son propos ainsi. Pourquoi le féminisme serait-il plus préjudiciable à la science ou à la littérature que le militantisme de gauche ? Pourquoi le féminisme serait-il le seul engagement politique, personnel, dont il faudrait à tout prix se garder ?


Pourquoi le féminisme serait-il plus préjudiciable à la science ou à la littérature que le militantisme de gauche ?


Aujourd’hui, je peux commencer un cours ou un livre en disant : « Je suis féministe, et ». Je peux discuter avec les étudiantes et étudiants des écueils du binarisme, de l’intérêt de l’écriture inclusive. Les librairies présentent des rayons ou des vitrines régulièrement consacrées au féminisme, et les tables des nouveautés, après la vague des sorcières, cette année mettent le « feu », tandis que les livres de contes pour petites filles rebelles côtoient les anthologies de poétesses ou d’héroïnes oubliées de l’histoire, de la littérature ou de la peinture. Les historien·nes commencent à évoquer l’existence d’une quatrième vague du féminisme, impulsée par #Metoo et #Balancetonporc. Les institutions sont sommées de rendre des comptes sur leurs complaisances envers les violences sexistes et sexuelles, les manifestations féministes n’ont jamais été aussi fréquentées, les podcasts sur la question se multiplient, les BD et essais féministes sont de vrais best-sellers.

Mais les attaques persistent : des livres paraissent pour venir encore donner des leçons, déplorer le radicalisme ou l’effet de mode et pleurer un temps béni que seuls les auteurs – le plus souvent des hommes blancs de plus de soixante ans, comme c’est étrange – semblent avoir connu. Les réseaux sociaux et les politiques agitent les accusations de wokisme ou cancel culture. Les chiffres sont là pour montrer que malgré les avancées subsistent les plafonds et les parois de verre. Autant d’éléments pour nous rappeler que rien n’est jamais gagné et que, petites gouttes d’eau, nous sommes chacun et chacune nécessaires au déferlement des vagues.

Christine Détrez