Depuis 2019, le ministère de la Culture s’engage à expérimenter la mise en place d’un budget intégrant l’égalité entre les femmes les hommes comme critère dans les administrations publiques. La « budgétisation sensible au genre », telle que définie dans la feuille de route Égalité 2020-2022, suppose « l’application systématique d’outils et de procédures d’analyse des effets du genre, en tant qu’étape ordinaire du processus budgétaire ». Des réflexions sont à l’œuvre sur plusieurs territoires, en Seine-Saint-Denis, en Bretagne… À Brest, rencontre avec Véronique Abaléa, chargée de la budgétisation sensible au genre, et Bénédicte Jarry, responsable du réseau des médiathèques.
Véronique Abaléa, pourriez-vous revenir sur la genèse de la budgétisation sensible au genre dans votre collectivité ?
Véronique Abaléa : Nous avons des élu·es très mobilisé·es sur l’égalité femmes-hommes. Actuellement, la délégation à l’égalité est reprise par la première adjointe au maire, ce qui montre une volonté politique assez forte. Notre adjointe à la culture est aussi très impliquée sur le sujet. Nous avons commencé par nous demander quelle était la réalité de notre terrain : on peut avoir l’intuition qu’il y a des inégalités, mais il faut arriver à objectiver les choses. Nous avons alors réuni un certain nombre d’acteurs culturels de Brest, sensibilisés au préalable avec l’appui de l’association HF Bretagne, pour travailler sur un état des lieux. Pour faire une photo de ce qu’il se passait, toutes branches de la culture confondues. Le spectacle vivant est ce qui saute le plus aux yeux, mais il ne faut pas négliger les autres domaines, le patrimoine par exemple. On a travaillé de manière très participative, des items à étudier ont été définis collectivement, pour chaque branche. Parallèlement, nous nous sommes demandé ce que l’on faisait de l’argent public en interne. Nous avons repéré par exemple que lorsqu’une présidente d’association obtenait une subvention, celle-ci était systématiquement inférieure aux subventions attribuées à des hommes. Les femmes payent leurs impôts comme les hommes : en tant que service public, nous devons les prendre en compte autant que les hommes, proposer une offre de services qui s’adresse aux hommes comme aux femmes !
Bénédicte Jarry, quels ont été les critères définis pour mener cet état des lieux spécifiques à l’égalité entre les femmes et les hommes au sein du réseau des bibliothèques ?
Bénédicte Jarry : Quatre grands objectifs ont été fixés pour l’ensemble du secteur culturel, à partir desquels sont déclinés les plans d’action aujourd’hui : rendre visibles les professionnelles dans les associations et les établissements culturels, donner à voir et soutenir la place des femmes dans la production culturelle, assurer la participation du public féminin et sensibiliser le public à la question des discriminations de genre. Très concrètement, nous avons regardé quelle était la représentation des autrices dans nos collections, dans notre action culturelle, quelle était la part de femmes et d’hommes dans nos publics et nous avons analysé notre programmation pour évaluer la place de la sensibilisation sur ces questions.
Comment cette démarche a-t-elle été reçue par les agents ?
B.J. : Le réseau des bibliothèques a tardivement rejoint la démarche, parce que nous étions concentrés sur l’ouverture d’un nouvel établissement culturel en 2017-2018. L’enjeu est encore pour nous de favoriser l’appropriation de cette démarche par nos agents, ce pour quoi nous avons sollicité un jeune en service civique sur cette question. Il a commencé par aller à la rencontre de chacune des équipes, pour appréhender les leviers d’action et les éventuels freins. Son travail nous a permis de saisir que, dans l’esprit de beaucoup, se préoccuper des inégalités entre les femmes et les hommes apparaît encore trop souvent comme étant de l’ordre du militantisme, d’où l’importance de l’objectivation. C’est intéressant, parce que quand est constatée, par exemple, une sous-représentation des seniors dans nos publics, personne ne tique lorsqu’on décide d’intensifier les actions destinées aux personnes âgées. Pour les inégalités femmes-hommes, c’est une autre histoire… Je pense que plus on travaille ce sujet collectivement, plus on favorise une prise de conscience, ça commence par là.
À partir de cet état des lieux, comment avez-vous fixé votre plan d’action ?
V.A. : Une fois les quatre objectifs déterminés, nous avons proposé aux différentes structures de se regrouper par secteur pour déterminer les axes sur lesquels chacune pouvait travailler et aboutir à une feuille de route.
B.J. : La situation des bibliothèques est particulière pour ce qui est de la visibilité des professionnelles, puisque le personnel est majoritairement féminin contrairement à d’autres équipements culturels. Nous avons donc adapté cet objectif pour tendre à une mixité des équipes, en ayant une certaine vigilance sur le recrutement. Un effort particulier est fait sur la présence des hommes auprès du jeune public.
Pour ce qui est de la représentation des femmes dans l’offre culturelle, nous avons encore des progrès à faire. En 2018, nous avons organisé par exemple un événement sur les sciences : 95 % des intervenant·es étaient des hommes. Nous essayons d’adopter une logique de parité pour toutes nos actions de valorisation des collections, expositions, coups de cœur, etc. Nous avons également un projet d’incitation à la découverte d’ouvrages dont les auteurs sont anonymisés, à concrétiser dans les mois qui viennent.
Concernant la participation du public féminin, nous avons remarqué qu’à la médiathèque centrale, qui offre davantage de services, des jeux vidéo, plus d’événementiel, nous sommes quasiment à parité dans les inscriptions, alors que dans les médiathèques de quartier, nous avons deux tiers de femmes pour un tiers d’hommes. La diversification de l’offre de services est donc un enjeu.
Sur le quatrième objectif, nous nous penchons sur notre communication et notre signalétique, en systématisant l’emploi de l’écriture inclusive, ce qui est d’ailleurs un point de crispation même si on ne l’assimile pas au point médian. Nous avons également pour projet de faire évoluer l’opération annuelle « Filles-garçons : l’égalité s’exprime », co-organisée avec la Ligue de l’enseignement, en proposant une programmation au-delà du mois de mars et en diversifiant les partenaires. Et, dernier point, nous travaillons sur des ateliers de sensibilisation auprès des groupes scolaires.
Sur le long terme, comment comptez-vous évaluer les effets de votre démarche ?
B.J. : Concernant les médiathèques, nous rentrons dans une démarche de rédaction d’un projet scientifique et culturel. Notre plan d’action sera évalué annuellement, comme l’ensemble de nos activités : l’idée est que l’égalité entre les femmes et les hommes entre dans le fonctionnement courant de l’établissement.
V.A. : Nous réunirons l’ensemble des acteurs culturels pour faire cette évaluation annuelle, parce que c’est tout un territoire qui s’empare de la question : c’est un écosystème qui peut même encourager d’autres secteurs dans cette voie.
Quels conseils donneriez-vous à des collectivités qui souhaiteraient s’engager dans une démarche de budgétisation sensible au genre ?
V.A. : Je suis régulièrement sollicitée par d’autres collectivités curieuses de notre démarche. Ça ne peut qu’être une démarche territorialisée, il faut avoir une connaissance fine des acteurs culturels de son territoire. Les mots clés, pour nous, sont la formation et l’objectivation. Il est vraiment nécessaire que les responsables soient convaincu·es que se pencher sur l’égalité entre les femmes et les hommes est nécessaire, pour qu’ils et elles soient à même d’amener leurs équipes à travailler sur le sujet. Il faut aussi avoir en tête que rien n’est jamais acquis. Enfin, avoir un soutien politique clair et ferme est primordial : c’est important de ne pas être seul dans cette démarche !