Apprendre à négocier sans culpabiliser : des ateliers d’autodéfense pour les autrices

Dans le prolongement des États généraux de l’égalité en littérature jeunesse, qui se sont tenus le 5 octobre 2020 à la Bpi à Paris, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse a proposé aux autrices des formations pour mieux vivre (de) leur métier : des ateliers d’autodéfense mentale, émotionnelle et verbale pour apprendre à se repérer dans son environnement professionnel et à déjouer les comportements discriminatoires à l’égard des femmes.

Les trois ateliers d’autodéfense proposés par la Charte en 2021 ont fait le plein d’inscriptions en quelques heures : un franc succès, qui témoigne du besoin des autrices de sortir de leur isolement, d’échanger avec d’autres femmes à propos de leur vécu professionnel et d’apprendre à identifier et à gérer les comportements discriminants, sans compromettre les relations.

« Dans le secteur des arts et de la culture, domaine où la circulation des idées et l’ouverture d’esprit sont présupposées, l’illusion de l’égalité est encore plus difficile à dissoudre », affirme Anne Van Hyfte Morel, animatrice de ces ateliers d’autodéfense qu’elle a créés au sein de la compagnie de théâtre Sans titre production. Selon elle, les femmes non seulement subissent le poids de discriminations inconscientes, mais également sont victimes de leurs propres « oppressions intégrées ». Elles auraient tendance à se conformer à ce qu’elles pensent qu’elles doivent être ou dire, à l’attitude que l’on attend d’elles en tant que femmes.

Ces freins sociaux et psychologiques viennent brouiller leur posture professionnelle. Ainsi, avoue une autrice lors de la formation, « demander les coordonnées d’un éditeur à un ou une collègue, c’est quelque chose que je n’oserais jamais faire. J’aurais l’impression d’avoir les dents qui rayent le parquet. Par contre, je le fais volontiers quand on me le demande. » La nécessité de se conformer à une image stéréotypée pour séduire, ou au moins ne pas déplaire, est particulièrement présente dans les métiers de la création, où les premières étapes de sélection s’opèrent moins sur des critères objectifs tels que les diplômes que sur des pratiques de cooptation.

L’autrice et illustratrice Hélène Rajcak s’est interrogée, lors des États généraux de l’égalité en littérature jeunesse organisés par la Charte en octobre 2020, sur les pratiques des maisons d’édition qui proposent des pourcentages de droits d’auteur généralement moins élevés en littérature jeunesse qu’en littérature générale ou en bande dessinée. Le livre jeunesse serait-il dévalorisé parce qu’il est associé à l’éducation, une activité traditionnellement réservée aux femmes ? Ou est-ce parce que ce segment éditorial est largement féminisé (les autrices représentent 64 % des contrats d’édition sur la période 2014-2018 selon une étude en cours du CNL), que les autrices et les auteurs y sont moins bien rémunérés ? Les femmes ont-elles tendance à accepter des conditions plus défavorables ? À l’appui de ce questionnement, les données recueillies annuellement par le ministère de la Culture montrent en effet de fortes disparités entre auteurs et autrices s’agissant de leurs revenus (voir à ce sujet l’article Compter pour l’égalité).

S’autoriser à entrer dans le jeu de la négociation

L’objectif des ateliers est d’aider les autrices à asseoir leur sentiment de légitimité, en particulier dans les situations de négociation. Comment identifie-t-on qu’il y a agression ? Quelle représentation a-t-on de l’émotion ? Existe-t-il des moyens de « s’empuissanter » ? Comment comprendre et définir ses limites ?… sont autant de questions abordées au cours de la formation. Pour renforcer son professionnalisme et s’épanouir dans le métier d’autrice, il faut prendre conscience des mécanismes de conditionnement du langage, des oppressions intégrées et du sexisme auxquels sont soumises les femmes. C’est ce travail de décryptage qui permettra à chacune de déployer sa propre stratégie d’autodéfense, de réveiller ses ressources afin de ne plus subir les situations.

Lors des ateliers, le désir de « s’empuissanter » ressort fortement des échanges. « Je regarde différemment les choses que j’ai faites, et je me juge beaucoup moins », témoigne l’une des autrices en ayant bénéficié. Les participantes y apprennent à gérer un désaccord sans compromettre les relations, à dire ou à ne pas dire, et surtout à ne plus culpabiliser lors de négociations avec un éditeur ou une éditrice, un organisateur ou une organisatrice de manifestation littéraire, ou encore un ou une libraire : « Ce stage m’a fait du bien pour toutes les autorisations que j’y ai entendues. Je mesure combien ma volonté de ne pas déplaire est une posture à éradiquer », explique une autrice.

La relation dissymétrique avec les éditeurs et éditrices est bien souvent évoquée. Chacune partage ses stratégies et ses limites, des exercices pratiques sont mis en place par la formatrice pour recentrer la relation dans une dimension professionnelle, en traquant les « petites phrases » affectives ou culpabilisantes qui jalonnent ces échanges : « Tu es bien la seule à demander ce genre de chose », ou « je suis débordé·e, j’ai vraiment besoin du rendu de ton travail dimanche, ça serait vraiment super pour moi », « c’est un métier de passion, quand on aime on ne compte pas ». Enfin, les règles de la négociation, où chacune des parties joue sa carte et son intérêt, sont disséquées et dédramatisées : « C’est la première fois de ma vie que je prends conscience que la négociation peut être un jeu, et que ça peut m’amuser », déclare avec enthousiasme l’une des participantes à l’issue de la formation.

Pour poursuivre le « jeu », La Charte prévoit quatre nouvelles sessions de formation en 2022, en visioconférence ou dans ses locaux (formations réservées aux adhérentes).

RESSOURCES

>> États généraux de l’égalité en littérature jeunesse : ressources et captation de la journée en ligne chaîne YouTube

>> Des témoignages d’autrices : Campagne « Autrices jeunesse » sur  Youtube – 5 vidéos dans lesquelles autrices et illustratrices parlent de leur métier. Voir notamment le volet 2 intitulé « Les difficultés ».

>> Les ateliers d’autodéfense verbale de la compagnie Sans titre production