Compter pour l’égalité

Quelle place les femmes ont-elles dans la filière du livre aujourd’hui ? Des métiers de la création à ceux de la diffusion, tendre à une égalité entre les femmes et les hommes passe nécessairement par l’observation qualitative et quantitative des critères de sélection des acteurs et actrices de la filière. Nous avons tenté de réunir ici les données quantitatives disponibles, au niveau national comme régional, et d’identifier celles qu’il resterait à approfondir pour dresser un panorama complet et nuancé de la place des femmes dans le monde du livre.

Le ministère de la Culture publie chaque année des données recueillies au niveau national dans son Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture et la communication. À ses côtés, les structures régionales pour le livre (SRL) ont un accès privilégié aux professionnel·les du livre et de la lecture de leur territoire, leur permettant de rendre compte de la place des femmes, à toutes les étapes de la vie du livre.

Les conditions de la création : des moyens inégaux…

Créer, publier dépend de conditions matérielles propices : un accès aux résidences de création, un soutien au travers des bourses d’écriture, des revenus suffisants pour s’installer dans le paysage éditorial sur le long terme. En 2016, l’enquête sur la situation des auteurs réalisée dans le cadre des États généraux de la bande dessinée montre que 50 % des autrices de bande dessinée vivent sous le seuil de pauvreté, contre 32 % des auteurs. L’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture et la communication 2021 indique quant à lui un écart de revenu de 25 % au détriment des artistes-autrices affiliées à l’Agessa et de 24 % pour celles relevant de la Maison des artistes. Cet écart entre femmes et hommes se creuse au cours de la carrière, selon l’étude Auteurs affiliés à l‘Agessa menée par le ministère de la Culture en 2016 : “La première année, une femme écrivain déclare 21 % de revenus en moins par rapport aux hommes, et l’écart atteint 30 % après vingt années d’affiliation.“ L’étude précise par ailleurs que “c’est au sein de la profession d’illustrateur que la situation est la plus contrastée : l’écart entre les revenus féminins et masculins atteint 41 % après vingt ans de carrière.”

En Occitanie, l’agence régionale du livre s’engage depuis plusieurs années pour l’égalité entre les femmes et les hommes et chausse les « lunettes de genre » dans l’élaboration des chiffres clés de la filière sur son territoire. L’équipe d’Occitanie Livre & Lecture s’est notamment attachée à regarder à la loupe l’attribution des bourses d’écriture. En trois ans, de 2018 à 2020, l’agence a versé 270 398 euros net (311 894 euros brut) de droits d’auteur à 57 auteurs de la région : 36 hommes et 21 femmes. Sur la même période, le montant moyen des bourses d’écriture attribuées s’élève à 4 740 euros pour les femmes contre 4 745 euros pour les hommes. Si l’égalité est dans le cas présent quasi parfaite, l’agence appelle à une certaine vigilance pour qu’autant de femmes que d’hommes aient accès à ces aides.

… et des genres éditoriaux privilégiés

La proportion de femmes parmi les auteurs et autrices référencés est une donnée recueillie par une majorité de SRL : l’Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté, Livre et Lecture en Bretagne, Interbibly, l’AR2L Hauts-de-France, Occitanie Livre & Lecture, Mobilis Pays de la Loire et l’ArL Provence Alpes-Côte d’Azur en disposent. Cette proportion oscille entre 34 et 43 % selon les régions. Elle rejoint les données de l’Observatoire du dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France (BnF), qui relève 37 % de femmes parmi les auteurs signalés dans la Bibliographie nationale Livres entre 2013 et 2015. Néanmoins, ce chiffre est à affiner. Les femmes semblent être surreprésentées dans l’édition jeunesse ; à titre indicatif, elles sont largement majoritaires dans les rangs de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, qui compte 76 % de femmes (466) et 24 % d’hommes (149) parmi ses membres. À l’inverse, d’après l’Étude sur a situation économique et sociale des auteurs, menée par le ministère de la Culture en 2016, les femmes ne représentent que 20 % des auteurs et autrices d’ouvrages de sciences et techniques et 27 % des auteurs et autrices de bande dessinée. C’est dans les tranches d’âge 21-30 ans et 31-40 ans qu’elles sont les plus nombreuses, ce qui indique une féminisation de la profession. De même, il est intéressant d’observer que si les femmes sont majoritaires en traduction (57 %), elles sont sous-représentées parmi les préfaciers et postfaciers (16 %) et les directeurs et éditeurs scientifiques (35,2 %) pour reprendre les catégories de la BnF. Ces données rejoignent une vision stéréotypée des centres d’intérêt des femmes, qui seraient plus portées sur l’éducation des enfants et moins sur les objets scientifiques.

Le long chemin des autrices à la reconnaissance

Si les femmes écrivent et sont publiées presque autant que les hommes, elles bénéficient d’une visibilité moindre. Elles peinent à être légitimées, reconnues, comme en témoigne la faible proportion d’autrices aux programmes du baccalauréat ou de lauréates des prix littéraires les plus prestigieux. Même si elles y accèdent de plus en plus : l’édition 2021 de l’Observatoire de l’égalité dans la Culture indique que 64 % des lauréats des prix littéraires emblématiques étaient des femmes en 2020, une proportion complètement inédite. En effet, la décennie précédente (2010-2019) les avait vues plafonner à 39 % ; et, pendant plus d’un siècle, entre 1900 et 2009, cette proportion avait oscillé entre 6 et 27% au plus.

Les femmes sont également de plus en plus nombreuses à faire partie des jurys et à en assurer la présidence (Observatoire de l’égalité dans la Culture 2021). Il est difficile d’établir des statistiques sur l’ensemble des prix littéraires, étant donné leur très grand nombre. L’Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté indique, à titre d’exemple, que les femmes sont respectivement 36 % et 27 % à avoir obtenu les prix franc-comtois Marcel-Aymé et Lucien-Lefebvre. Dans les Hauts-de-France, les femmes sont majoritaires dans les jurés des principaux prix littéraires décernés sur le territoire (treize femmes pour deux hommes pour le prix Libre2lire organisé par la Métropole européenne lilloise, six femmes pour quatre hommes pour le Prix de la langue picarde…).

Enfin, les données recueillies dans l’Observatoire de l’égalité dans la Culture permettent d’évaluer la place des artistes et créatrices dans d’autres secteurs culturels : les femmes ne représentent que 14 % des artistes programmé.e.s dans les 90 principaux festivals de musiques actuelles ; dans le cinéma, notons qu’entre 2010 et 2019, aucun film réalisé par une femme n’a été récompensé par le César du meilleur film, aucune femme n’a été lauréate du César du meilleur réalisateur.

Du côté des manifestations littéraires

Les manifestations littéraires constituent un autre champ d’observation de la consécration des autrices. Concernant les dix manifestations littéraires les plus soutenues par le Centre national du livre (CNL) en 2019, la part de femmes parmi les personnalités invitées varie entre 25 % (FIBD, Angoulême) et 46 % (Marché de la poésie, Paris). Les statistiques concernant les manifestations littéraires signalent là encore une surreprésentation des femmes dans les programmations jeunesse (à l’image de leur place dans ce domaine éditorial). C’est le cas du festival Étonnants voyageurs : le thème Jeunesse est le seul pour lequel les femmes invitées sont majoritaires. Néanmoins, il est à noter que la proportion de femmes dans les programmations est en nette progression par rapport aux données relevées par le ministère de la Culture en 2014.

Si l’observation de l’égalité entre les femmes et les hommes a été inscrite dans la Charte nationale des manifestations littéraires réalisée en 2019 par la Fill et son réseau, la mise en place de mesures paritaires concrètes reste à échelles variables. L’Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté signale que la parité est inscrite dans les critères internes de la programmation du festival Les Petites Fugues. Dans le Grand Est, plus de la moitié des structures organisatrices de manifestations littéraires interrogées par Interbibly se déclarent vigilantes sur la parité dans leur programmation. À l’échelle des régions, passer au crible les programmes des manifestations littéraires et observer très concrètement la proportion d’auteurs et d’autrices invités est aussi un moyen de provoquer des discussions sur la visibilité des femmes et de sortir des sentiers battus.

Édition, librairie, bibliothèques : un difficile accès aux postes de direction

À la tête des maisons d’édition, les femmes restent minoritaires. La proportion de femmes responsables de structures éditoriales varie entre 33 % et 45 %, selon les données relevées par six agences régionales du livre (l’Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté, Interbibly en Grand Est, l’AR2L Hauts-de-France, Normandie Livre & Lecture, Mobilis Pays de la Loire). L’édition 2021 du « Classement des 200 premiers éditeurs français » de Livres Hebdo n’indique que deux femmes occupant un poste de direction générale de l’un des 10 premiers groupes d’édition français. Concernant les directions des librairies, trois structures (AR2L Hauts-de-France, Normandie Livre & Lecture, Mobilis Pays de la Loire) observent une quasi-parité, avec une proportion de femmes oscillant entre 43 et 48 %. Les SRL observent par ailleurs que les projets d’ouverture et de reprise de librairies sont majoritairement portés par des femmes ces dernières années.

En bibliothèque, la profession est en revanche largement féminisée. Selon l’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture 2021, les femmes représentent 64 % des bibliothécaires adjoint·es spécialisé·es, 81 % des bibliothécaires et 63 % des conservateur·rices. Les données qui ont pu être établies par certaines régions indiquent une proportion de femmes dirigeant les bibliothèques municipales et départementales avoisinant les 90 % : 358 bibliothèques sont dirigées par des femmes et 44 par des hommes dans le Grand Est ; 440 contre 55 en Normandie ; 583 contre 97 dans trois départements des Hauts-de-France (Nord, Oise et Somme).

Enfin, dans l’organisation même des structures régionales pour le livre, on constate que, sur un total de 16 SRL : huit sont dirigées par un homme ; six par une femme ; une par un tandem paritaire ; une n’a pas d’équipe salariée. Les conseils d’administration des structures sont davantage déséquilibrés, avec une proportion de femmes plus importante dans la majorité d’entre eux.

En conclusion

Afin d’avancer sur la question de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la filière du livre, il sera nécessaire d’affiner, dans les prochaines années, la connaissance de la place qu’y tiennent les femmes. Les structures régionales du livre membres de la Fill amorcent en 2022 un travail collectif pour aboutir à la publication des chiffres-clés des SRL. La question de l’égalité femme-homme intégrera bien sûr ces travaux pour donner lieu à une liste d’indicateurs partagée.

On peut d’ores et déjà imaginer que devront y figurer la proportion d’hommes et de femmes non seulement dans les métiers de la création, mais aussi dans les autres métiers de la filière – édition, librairie, bibliothèque ; la part d’hommes et de femmes invités dans les manifestations littéraires, en lice pour des prix littéraires ou participant à leur jury ; ou encore le recensement des dispositifs d’aide régionaux sous critère d’éga-conditionnalité. Autant d’outils qui seront utiles pour s’assurer que l’accompagnement des professionnel·les du livre concerne autant ses actrices que ses acteurs.

RESSOURCES

>> Observatoire 2016 de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture et la communication, ministère de la Culture, 2017 [PDF, 3 Mo]

>> Observatoire 2021 de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture et la communication, ministère de la Culture, 2020 [PDF, 2 Mo]

>> Étude sur la situation économique et sociale des auteurs du livre, ministère de la Culture, 2016 [externe]

>> Enquête auteurs 2016 – Résultats statistiques, États généraux de la bande dessinée (www.etatsgenerauxbd.org), 2016 [PDF, 472 ko]

>>  Bruno Racine, avec la collaboration de Noël Corbin, Céline Roux, Bertrand Saint-Etienne, L’auteur et l’acte de création, ministère de la Culture, 2020 [PDF, 3 Mo]

>> Observatoire du dépôt légal de la BnF 2015 [PDF, 5 Mo]

>> Le livre en Occitanie. Chiffres-clés 2021, Occitanie Livre & Lecture [PDF, 3 Mo]

>> L’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes en Nouvelle-Aquitaine, l’A. Agence culturelle Nouvelle-Aquitaine, 2021 [PDF, 835 ko]

>> Les femmes dans la culture en Pays de la Loire 2017-2018, Drac Pays de la Loire, 2019 [externe]