« Écrivain pour la jeunesse… et adultes consentants ! », c’est ainsi que se présente Gaël Aymon sur son site Internet. Les ouvrages de ce prolifique auteur jeunesse sont régulièrement cités lorsqu’il s’agit d’évoquer des récits libérés de stéréotypes, sur le genre en particulier. Il livre ici son rapport à cette problématique.
Pourquoi m’interroge-t-on si souvent sur la singularité de mes personnages, en particulier masculins ? La place de l’auteur jeunesse, selon moi, n’est ni le militantisme ni la pédagogie. Mes personnages ne font qu’exister dans un monde vu à travers mon regard. Comme pour la plupart des auteurs, la singularité de mes personnages tient à la mienne, pas à un calcul.
Mes premiers livres jeunesse sont parus en 2010, époque qui voyait renaître une demande de personnages de fiction féminins s’émancipant d’un modèle jugé dommageable, ou obsolète, pour les filles. De nouvelles héroïnes ont émergé, et je m’en suis réjoui, car les personnages féminins forts, incarnés, m’avaient toujours manqué. Aujourd’hui, les princesses « qui ne se laissent pas faire » représentent un genre en soi dans la littérature jeunesse. On ne compte plus les héroïnes « libérées » ou « badass ». Mais ce dernier terme me pose justement question. Pourquoi cette valorisation de personnages féminins calqués sur les stéréotypes masculins les plus décriés ? Comment les garçons ressentent-ils le fait qu’un désir d’égalité proclamé débouche sur l’assimilation par toutes de comportements dominateurs, individualistes et violents, devenus sournoisement symboles d’émancipation ?
J’ai visité des centaines de classes, rencontré des dizaines de milliers d’élèves. Ce contact avec le public auquel je m’adresse prioritairement m’a permis de concevoir la littérature non pas comme un podium d’où adresser une parole moralisante, mais comme un lieu de rassemblement. Celui où, à travers un texte ou un personnage, tous peuvent parfois se retrouver. Garçon ou fille, jeune ou adulte, la fiction littéraire peut nous faire toucher ce qui fait de nous des humains, avec nos similitudes, aussi nombreuses que nos divergences lorsque tombent masques et étiquettes.
Un de mes premiers chocs, dans une classe de collège, a été de découvrir combien des garçons très différents de moi et de l’ado que j’ai été se disaient touchés par mes livres. Si mes personnages résonnaient de façon si intime en eux, c’était que nous avions plus en commun que nous ne voulions le voir et le montrer.
Je me souviens d’une classe de 3e professionnelle dans laquelle, soudain, tous les garçons ont craqué. Chacun se mettant à me confier devant les autres les difficultés, la violence, les relations familiales complexes ou le harcèlement dont il avait souffert, ou dont il souffrait encore. Je ne cherche surtout pas à provoquer de telles scènes, elles sont très inconfortables. Mais ces garçons faisaient un effort visible pour dire ce qu’ils taisaient habituellement, avec sincérité, abandonnant les attitudes viriles exigées en collectivité. Et cette rencontre semblait le seul moment qui leur permette de le faire sans risque. Notez que je ne cherche pas à faire de généralités, je rapporte un moment unique avec des élèves précis.
Plus que vers des projections fantasmées, mon désir de lecteur et d’auteur me porte vers des personnages que je ressens intimement comme réalistes, c’est-à-dire humains.
Je ne suis ni universitaire, ni sociologue. Mais je m’aperçois que les personnages de fiction masculins les plus fréquemment proposés de nos jours me semblent souvent factices. Qu’ils soient calqués sur l’éternel archétype du bad boy alpha, ou sur le stéréotype tout aussi « hors-sol » de cavaliers blancs féministes idéalisés. Plus que vers des projections fantasmées, mon désir de lecteur et d’auteur me porte vers des personnages que je ressens intimement comme réalistes, c’est-à-dire humains.
Il n’y a pas de recette pour satisfaire ce désir, mais cela demande au moins de prendre le lecteur au sérieux. Et c’est pour cela que la jeunesse est mon public privilégié. Car, contrairement aux préjugés, je crois que les enfants et les adolescents sont toujours reconnaissants qu’on les prenne au sérieux, tandis que les adultes se soucient davantage que le personnage social qu’ils jouent dans la vie soit validé et flatté par leurs pairs.
Mes romans récents, Silent Boy ou Grim, fils du marais, et leurs deux anti-héros que presque tout oppose, tiennent sans doute un peu de ces nombreux élèves rencontrés. Comme pour mes personnages féminins, j’aime donner la voix à des garçons de papier qui aient le droit de déplaire, de ne pas correspondre aux attentes que les livres et les lecteurs (et lectrices) ont d’eux, mais dont l’humanité finit par nous les rendre proches.
Ma place n’est pas de dire à des garçons, à l’aube de leur vie adulte, qu’ils doivent singer le stéréotype dominant pour exister, ni qu’ils sont priés de payer pour des millénaires de domination masculine en affectant d’être des modèles de vertu. Dès mon plus jeune âge, j’ai eu horreur qu’on utilise la fiction pour diriger ma pensée. Les enfants, les ados, sentent cela. Je souhaite ne pas l’oublier et toujours leur laisser assez d’espace entre les lignes pour qu’ils trouvent par eux-mêmes ce qu’ils veulent en garder.
Gaël Aymon