Parole de bibliothécaire

Laura Vallet est bibliothécaire en section jeunesse au sein du réseau des bibliothèques de la Ville de Paris. À travers son blog Fille d’album, dont le nom fait écho à l’ouvrage de référence de la chercheuse Nelly Chabrol-Gagne, Filles d’albums. Les représentations du féminin dans l’album (L’Atelier du poisson soluble, 2011), elle questionne les représentations genrées dans la littérature jeunesse. Entretien.

Vous tenez le blog Fille d’album depuis sept ans maintenant. Comment l’idée d’ouvrir un blog sur les stéréotypes de genre dans la littérature jeunesse vous est-elle venue ?

Laura Vallet : J’ai créé ce blog à une époque où je cherchais des ressources, en tant que jeune bibliothécaire comme à titre personnel. Je trouvais des contenus, mais ils étaient très dispersés : une bibliographie par-ci, un article par-là… L’idée du blog était de rassembler des ressources autour de la thématique des stéréotypes de genre dans la littérature jeunesse et de les partager avec d’autres. Je publie des articles dans lesquels j’analyse des ouvrages, ainsi que des bibliographies thématiques et des articles répertoriant d’autres ressources, des podcasts, etc. En termes de lectorat, je pense toucher à la fois des professionnels, des parents, des étudiants… Dans les bibliographies que je propose, je m’attache à mêler des livres de différentes époques, pour mettre en perspective cette problématique. Je fais aussi partie de la Société de libération de l’imaginaire contre les préjugés (la SLIP), une association qui partage sur Instagram et Facebook des lectures antisexistes.

Dans votre quotidien de bibliothécaire jeunesse, comment prenez-vous en compte ces questions ?

L.V. : Je suis responsable du secteur jeunesse d’une bibliothèque de quartier. L’équipe est assez réduite, nous touchons donc chacun et chacune à tous les publics, de la petite enfance à l’adolescence. Nous faisons beaucoup d’accueil de groupes, notamment sur ces questions d’égalité filles-garçons avec des classes de primaire. Dans le cadre de la semaine dédiée à la lutte contre les discriminations organisée par la mairie du 19e arrondissement, nous avions proposé en 2019 des ateliers pour les enfants autour de cette thématique, ainsi qu’une rencontre avec un public adulte sur les stéréotypes de genre en littérature jeunesse.

Comment sont reçus ces ateliers ?

L.V. : Généralement, les retours sont positifs. Mais, avec des ateliers comme celui proposé dans le cadre de la semaine de lutte contre les discriminations, nous atteignons plutôt des personnes déjà sensibilisées. Ce que nous organisons en bibliothèque avec les groupes scolaires est sans doute plus intéressant, parce que nous touchons tous les enfants.

Vous qui êtes bibliothécaire depuis plusieurs années, quel regard portez-vous sur l’évolution de l’offre éditoriale sur ces questions ?

L.V. : Il y a eu une grosse évolution ces dix dernières années. Au début, j’avais l’impression de lire tout ce qui sortait sur l’égalité filles-garçons, aujourd’hui j’arrive moins à suivre ! Mais je suis un peu mitigée. Dans les maisons d’édition, à quelques exceptions près, il y a encore peu de réflexion globale sur les représentations genrées. Un ou deux titres sont mis en avant et servent presque d’excuse pour ne pas interroger le reste du catalogue : c’est souvent un argument marketing. Parce que par ailleurs, avoir des livres bleus pour les garçons et des livres roses pour les filles, ça fait vendre ! J’ai un petit peu travaillé sur la presse jeunesse. Dans les années 1980, tous les journaux pour enfants étaient mixtes ; c’est à partir de la fin des années 1990 qu’ont paru des magazines spécialement pour les petites filles.

Ce n’est donc pas une évolution linéaire… Comment faites-vous coexister des ouvrages ouvertement antisexistes avec des ouvrages qui sont parfois aux antipodes, dans l’offre de la bibliothèque où vous travaillez ?

L.V. : En bibliothèque, nous avons peut-être moins d’ouvrages ouvertement genrés que dans le commerce. Nous ne voyons pas passer une partie de la production éditoriale, parce que l’objectif numéro un est de proposer à l’emprunt une littérature jeunesse de qualité plus qu’une littérature jeunesse qui se vend bien. Nous travaillons assez peu avec certaines maisons d’édition qui pèsent pourtant sur le marché. Mais nous avons aussi des livres qui véhiculent une vision d’une certaine époque… Je ne pense pas du tout qu’il faille supprimer des livres stéréotypés, je pense qu’il faut simplement apprendre à les lire avec un regard critique. Pour proposer des points de comparaison, mais aussi parce que ces livres sont très riches sur d’autres aspects et importent dans l’histoire de la littérature jeunesse.  Notre but reste de proposer des collections les plus larges possibles, avec une diversité de modèles.

Quand je suis arrivée à mon poste, j’ai constaté que toutes les monographies documentaires portaient sur des hommes, artistes comme scientifiques. Alors nous avons tenté de rééquilibrer cette offre, pour qu’elle soit tout simplement plus représentative de la réalité. Faire un état des lieux des collections est une étape fondamentale et malheureusement parfois un peu négligée. Il nous est souvent avancé que la bibliothèque ne doit pas valoriser des ouvrages trop militants, par principe de neutralité. Or aucun document n’est neutre ! Au-delà des stéréotypes de genre, l’association Divéka a démontré que la littérature jeunesse représentait peu d’enfants noirs, et encore moins d’enfants noirs « de la vie de tous les jours » dans un contexte français. C’est important d’entendre ces constats-là. Ces réflexions, à l’échelle des bibliothèques, reposent encore beaucoup sur des initiatives individuelles. Mais il y a de plus en plus d’associations, comme l’ABF à travers sa commission Légothèque, par exemple, qui œuvrent à une meilleure prise en compte de la diversité des représentations. J’ai eu personnellement l’occasion de participer à plusieurs tables rondes sur ce sujet, à destination des professionnels ou du grand public. Il y a des résistances, dans la profession comme chez les usagers, mais elles restent marginales ou insidieuses.

C’est-à-dire ?

L.V. : Par exemple, lorsque des parents ou grands-parents nous demandent conseil, ils précisent d’emblée si leur enfant est une fille ou un garçon, le genre est souvent une des seules informations que nous avons sur les lecteurs et lectrices… Il arrive aussi que des usagers me disent : « Ah non, je peux pas emprunter ce livre-là pour mon petit garçon, parce que l’héroïne est une petite fille, ça ne lui plaira pas… » Ce que je réponds dans ces situations, c’est qu’à la bibliothèque, ça ne coûte rien d’essayer ! Emprunter permet d’expérimenter de nouvelles lectures, de sortir des sentiers battus.

RESSOURCES

>> Fille d’album, le blog de Laura Vallet

>> Renan Benyamina, Du placard aux rayons : visibilité des questions de genre dans les bibliothèques publiques, mémoire de l’université de Lyon, 2013

>> Florence Salanouve (dir.), Agir pour l’égalité, questions de genre en bibliothèque, Presses de l’ENSSIB, novembre 2021

>> « Questions de genres », Lecture Jeune, n° 176, 2020