Metteuse en scène, autrice et chercheuse, Aurore Evain a mené au début du millénaire une recherche universitaire sur l’histoire du terme autrice depuis l’époque latine. Ce travail a fait l’objet, en 2019, d’une publication actualisée aux éditions iXe. Aurore Evain revient ici sur l’histoire, celle-ci récente, de l’essor du terme autrice depuis qu’elle s’y est intéressée.
À la toute fin du XXe siècle, jeune comédienne partie à la recherche des premières femmes dramaturges, je découvre par hasard, dans les registres de la Comédie-Française du XVIIe, un mot inconnu : autrice. Je saute le pas du nouveau millénaire avec ce féminin, qui me conduit à une forêt inconnue, peuplée d’autrices de théâtre venues du fond des âges. Je déroule le fil de son usage, j’emprunte un sentier qui me conduit jusqu’aux rives antiques d’auctrix, le féminin latin d’auctor, à qui des armées d’académiciens avaient fait la guerre.
Au commencement était l’autrice
Entrait en scène et dans ma vie, avec le premier mot de cette histoire retrouvée, la longue lignée des créatrices qu’il avait désignées pendant des siècles. Et leurs fossoyeurs, parmi lesquels trônait l’Académie française. Dans les premiers dictionnaires de cette institution – fondée en 1634, longtemps interdite aux femmes (et qui leur restera fermée jusqu’en 1980) – apparut actrice quand le terme acteur se limita au sens de « comédien » ; disparut autrice quand la fonction “auteur” se dota d’un prestige littéraire et social. Au commencement était l’autrice, à la fin ne resta que l’actrice, réduite à être la voix d’un auteur. Un appauvrissement sémantique du terme « acteur », qui survint alors que la profession se féminisait, avec l’arrivée des premières comédiennes… L’élimination du terme « autrice », quant à elle, survint alors que le Grand Siècle assistait à « la naissance de l’écrivain », que l’institutionnalisation de la langue et la professionnalisation du champ littéraire ouvraient les portes à l’ascension sociale, que l’éducation féminine se développait et qu’une nouvelle génération de femmes de lettres faisait son apparition. Coïncidence ?
Pendant des siècles, l’Académie française continua à rendre autrice invisible, refusant d’entendre les requêtes des féministes du XIXe siècle, telles Marie-Louise Gagneur ou Hubertine Auclert, réclamant son usage. Au XXe siècle, des guides de féminisation francophones ont rendu inaudible le mot qualifiant une femme qui écrit en ajoutant un discret appendice à auteur-e… Nous faisions fausse route : il ne s’agissait pas de féminiser la langue, mais de la démasculiniser en rendant leur place à des féminins qui existent depuis des siècles. Pour cela, encore fallait-il avoir connaissance de son histoire.
Colère et soulagement
Cette première recherche donna naissance en 2000 à un projet doctoral consacré aux « autrices » de théâtre. Les guillemets sont encore là, mais plus pour longtemps. En 2004, j’expose cette « Histoire d’autrice de l’époque latine à nos jours » dans le cadre d’un séminaire. La Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime en fut la première dépositaire, créant sur son site une rubrique intitulée « La Guerre des mots » et œuvrant à la diffusion de ce terme dans le milieu universitaire.
Cette Histoire, je l’ai ensuite confiée à mes sœurs de théâtre. D’abord, en 2013, dans le cadre du festival de théâtre Paris des Femmes, puis au Centre dramatique national des Alpes. S’y trouvait une part des 24 % d’autrices qui étaient parvenues tant bien que mal à passer le rideau de verre et à être programmées sur des scènes nationales… Ce fut chaque fois un moment d’intense émotion, mêlant colère et soulagement : satisfaction d’apprendre que nous avions un mot pour nous nommer, un mot qui nous dévoilait une histoire longtemps occultée… bref, que nous ne naissions pas de la côte d’ « auteur ». Indignation de découvrir qu’on nous l’avait volé.
Un mouvement contagieux…
Malgré les nombreuses résistances, le terme se répand comme une traînée de poudre… À la SACD, à la Maison Antoine-Vitez, à la Chartreuse (Centre national des écritures contemporaines), dans les dossiers de diffusion, puis les programmes des théâtres…
Du côté des médias, malgré des débats parfois enflammés, il réapparaît au cours d’émissions, dans la presse, sur des blogs. En 2016, la romancière et scénariste de bande dessinée Audrey Alwett publie une histoire du mot autrice à l’intention d’une petite fille de 8 ans, qui se partage sur les réseaux sociaux. Cette année-là, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes revoit sa copie et préconise l’usage d’autrice dans la seconde mouture de son Guide pour une communication sans stéréotype de sexe. En 2017, la dessinatrice Mandragore adapte l’histoire d’autrice sous la forme d’une bande dessinée¹. L’autrice Sarah Pèpe en tire une pièce de théâtre, Presqu’illes.
…jusqu’à la reconnaissance
Enfin, la forteresse académique vacille : en 2017, sur France Inter, la ministre de la Culture Françoise Nyssen se déclare favorable à l’usage d’autrice. Puis c’est au tour du quotidien belge Le Soir, qui débute l’année 2019 en annonçant sa « bonne résolution » : « parce que le mot sonne clair, affirme sa féminité, s’appuie sur l’histoire et la proximité d’actrice, les Livres du Soir diront, dorénavant, autrice ». Suivront, en France, Le Parisien, Le Monde, etc. Son usage se banalise. Et en février, alors qu’une réédition actualisée de ma recherche² part à l’impression, la nouvelle tombe : l’Académie française s’apprête à féminiser les noms de métier et, plus de 128 ans après, répond positivement à la revendication de la romancière Marie-Louise Gagneur, en reconnaissant, entre autres, le mot autrice.
Sur la carte des féminins, les rives de l’Autrix débouchent aujourd’hui sur la mer du Matrimoine, et c’est tout un continent de mots et d’accords qui se dévoilent. Nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à adopter la requête des dames déposée à l’Assemblée nationale en 1792 : « Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles. »
Aurore Evain
1. « Autrice, histoire d’un mot, d’après Aurore Evain », dans Mandragore (dir.), (e) Genre et question féminine, Éd. de L’Œuf, janv. 2017, p. 78-79.
2. En compagnie : Histoire d’autrice de l’époque latine à nos jours, par Aurore Evain, suivi de Presqu’Illes, une comédie de Sarah Pèpe, éditions iXe, 2019.