Libraire, bibliothécaires, autrice… et porteuses de handicap. Quatre femmes passionnées évoluant dans la filière du livre nous racontent les obstacles auxquels elles sont confrontées et leur espoir de naviguer dans un monde plus inclusif.
Hélène Kudzia a grandi entourée de livres. Alors qu’elle était une enfant malvoyante, sa mère lui lisait la comtesse de Ségur, Le Comte de Monte-Cristo, des Maigret. Et c’est tout naturellement qu’elle a entrepris des études de Lettres classiques « avec la difficulté de faire du grec quand on écrit en braille ». Car Hélène est devenue aveugle à l’adolescence. Après son Capes, elle s’est tournée vers une carrière d’enseignante, pendant neuf ans. « Mais quand on est prof aveugle, on a tout le temps besoin d’un assistant, on ne peut pas être seule avec 30 gamins ». Hélène a donc eu envie de « faire une parenthèse ». Sa vocation de bibliothécaire est arrivée presque « par hasard ». Correctrice braille au sein de l’association pour aveugles et malvoyants Valentin Haüy à Paris, elle s’est vu proposer un poste et une formation continue. « Je n’étais pas la seule personne aveugle à être formée. Ils ont adapté un certain nombre de choses, des outils d’indexation par exemple. Je me suis sentie très accompagnée ». Elle restera là quatre ans avant de se lancer un nouveau défi : intégrer la grande médiathèque parisienne Marguerite-Duras.
« J’aurais bien aimé bouger »
Hélène est aujourd’hui responsable du pôle « Lire autrement », qui organise les services pour personnes aveugles et malvoyantes : un poste de coordination qui la place en vigie attentive. C’est elle qui veille par exemple à ce que les DVD commandés incluent l’audiodescription, ou encore à ce que les animations de la médiathèque soient accessibles. La variété des missions enthousiasme la bibliothécaire de 46 ans. Mais au quotidien, elle se retrouve confrontée à quelques obstacles d’aménagement de poste qui la ralentissent malgré elle. « OK, on a un ordinateur adapté, mais il faudrait faire les mises à jour des logiciels de synthèse vocale », soupire-t-elle. « À chaque fois, c’est le parcours du combattant, je dois passer par la médecine du travail, redire ce dont j’ai besoin. Chaque demande prend souvent un an ». Avec la drôle d’impression de servir parfois de « caution ». « Je suis dans une grosse administration, il y a plus de 50 000 agents. Ils pourraient mettre plus de moyens pour les personnes handicapées qu’ils incluent », regrette-t-elle.
Mais sa plus grande frustration reste probablement la difficulté à envisager « autre chose ». Hélène se sent comme prisonnière de sa situation. « Après mon congé parental, j’aurais bien aimé bouger », confie-t-elle. « On m’avait proposé un poste dans un service central, sauf que le logiciel principal sur lequel travaillaient les agents n’était pas équipé de la synthèse vocale. Je n’ai donc pas pris ce job. Et c’est dur. »
De fait, son poste actuel lui correspond et c’est bien le problème : « Pour tout le monde, c’est “le poste de ma vie”. C’est comme si je n’allais plus en bouger. Alors qu’en fait, on a peut-être envie de faire autre chose à un moment, être sur un poste “classique” et pas une mission ciblée sur le handicap. Mais cela semble fou. »
Pour éviter les discriminations, Hélène n’a d’ailleurs pas spécifié son handicap sur son CV. Et a pu constater à quel point les recruteurs étaient « tétanisés » en la voyant arriver à l’entretien avec son chien-guide. « On constate qu’ils n’ont aucune idée de ce qui pourrait être possible ou pas. Me voir en entretien est juste un truc d’extraterrestre et ça fait peur. »
Hélène, fonctionnaire de catégorie A, serait pourtant parfaitement à même de prendre une direction de bibliothèque. « Mais je sais que ce serait trop galère, que trop peu de documents administratifs sont adaptés en format de lecture accessible, que j’aurais besoin d’un assistant pour la paperasse qui ne peut pas se remplir en ligne. Et tout ça, ce n’est pas prévu. »
« Dissimuler ce qui fait stigmate »
Dissimuler afin de ne pas être discriminée : l’écrivaine Cy Jung, 58 ans, a elle aussi expérimenté cette tactique. Albinos et malvoyante, bardée de diplômes (licence en Droit public, maîtrise en Sciences politiques, diplôme de 3e cycle en Études politiques), elle a longtemps été fière de « donner le change », de rendre « invisible » son handicap. « La société est tellement validiste que, si l’on est en mesure de dissimuler ce qui fait stigmate, on peut passer tout à fait inaperçue et s’épargner violences en tous genres et misérabilisme », explique-t-elle. « Cela a été ma stratégie jusqu’à il y a une dizaine d’années : pas de canne blanche pour me signaler ; pas de mention de mon handicap visuel dans mon écriture ou dans ma vie de tous les jours ».
Pourtant, la rédaction d’un livre, Tu vois ce que je veux dire, vivre avec un handicap visuel (L’Harmattan, 2001), lui fait prendre conscience que son albinisme « fait partie intégrante de [son] identité ». Depuis, elle revendique sa déficience visuelle « puisqu’elle [la] définit ». En 2009, sa nouvelle Le Râteau remporte le premier prix Dire le non-visuel.
Les remarques brutales, les comportements discriminants, elle a dû les encaisser. « Je suis une femme, homosexuelle, handicapée : lequel des trois joue le plus ? », sourit-elle. « Concernant mon handicap visuel, c’est plutôt du mépris, les libraires indépendants et les bibliothécaires étant en pointe dans les refus polis. J’ai droit à “Notre agenda est plein”ou “Vos livres sont trop ciblés” ». Mais cette grande adepte de judo le revendique : « L’adversité est ma force. Je n’ai pas le choix d’une autre posture. »
Marion, elle, est tétanisée par la peur de la stigmatisation, du rejet. À 27 ans, cette jeune femme autiste, qui préfère ne pas dévoiler son nom, travaille dans une librairie de la région lyonnaise. Et elle préfère taire son handicap. Sa condition entraîne une « grosse fatigue sensorielle », ce qui lui a valu plusieurs burn-out lors de ses études. « Les interactions avec le public, c’est quelque chose que j’aime, mais qui m’épuise », confesse-t-elle. Elle a testé le temps plein en librairie, mais en est sortie essorée. Elle a alors tenté de renégocier son temps de travail pour passer à 80 %. « La responsable m’a virée en 48 heures. J’étais en période d’essai et je n’avais pas encore été diagnostiquée. Ils ont pris peur. »
Après cet épisode violent, Marion a décidé de dissimuler son autisme. « C’est un handicap invisible. Les gens voient qu’il y a un truc qui cloche, mais sans mettre de mots dessus. » Aujourd’hui, elle se plaît dans son nouveau poste, mais ne semble pas encore prête à dévoiler sa particularité à ses collègues. « J’ai peur des préjugés qu’on peut avoir sur l’autisme : je n’ai pas envie qu’on me voie et qu’on me parle différemment. On pense que les autistes ne sont pas capables de faire un métier social, de parler avec les clients. On est souvent infantilisés. En librairie, il y a déjà très peu de postes et, à profil égal, prendrait-on une personne handicapée ou une personne valide ? »
Ne pas être vue comme une handicapée à aider
Car les quotas et les belles intentions ne suffisent pas à masquer la réalité des chiffres : le taux d’emploi des femmes en situation de handicap s’élève à 20 % contre 53 % pour les hommes, comme le soulignait un rapport édifiant du Défenseur des droits publié en 2016.
Stigmatisée et isolée, Marie Herz-Boccacio, bibliothécaire jeunesse à la ville de Paris depuis 2004 et conteuse pour les enfants sourds, l’a été pendant longtemps. Sourde profonde depuis l’âge de 3 ans, elle a grandi dans les années 1970. « À cette époque, la langue des signes était encore interdite, j’ai donc évolué dans un monde où la parole des autres m’était inaccessible. » Alors qu’elle avait un diplôme d’architecte en poche, sa vocation a été empêchée, faute de technologies adaptées dans les années 1990. « Internet et les téléphones portables n’étaient pas encore sur le marché, je ne pouvais suivre les commandes, appeler les fournisseurs… Je suis née trop tôt ! Les nouvelles technologies ou la reconnaissance de la LSF font que maintenant, le monde professionnel nous est plus accessible. »
Aujourd’hui bibliothécaire dans un pôle sourd, Marie se réjouit d’évoluer dans un milieu où son handicap n’en est pas un. « Tous mes collègues sont formés à la langue des signes. C’est une extraordinaire chance ! La mission handicap nous fournit des interprètes lorsque nous estimons nous-mêmes en avoir besoin. Et nos usagers sont en général très compréhensifs et s’adaptent très bien à notre différence. » Son seul regret ? Que la formation à la langue des signes ne soit pas généralisée. « Cela demande un investissement et du temps en plus, mais c’est bien dommage… À la Ville de Paris, nous avons la chance de pouvoir proposer ces formations à tous les bibliothécaires travaillant dans un pôle sourd, cela est même inclus dans les fiches de poste. »
Et de marteler la nécessité de mettre en lumière et valoriser les personnes en situation de handicap dans la sphère professionnelle. « Mes collègues et moi essayons par tous les moyens de changer le regard sur la différence. Ne pas être vue comme “une pauvre sourde”, comme une handicapée à aider. Mais faire prendre conscience que c’est l’inverse : ce sont les entendants qui ont besoin d’être accompagnés pour comprendre la langue des signes. »
Propos recueillis par Catherine Rochon