Dans le milieu des professionnel·les de la correction, encore plus qu’ailleurs, le débat divise : pour ou contre l’écriture inclusive ? Les gants de boxe ne semblent jamais loin quand le sujet pointe son nez. Pourtant, la discussion peut se situer ailleurs que sur le plan idéologique. C’est ce que défend la correctrice Sophie Hofnung, qui évoque avec enthousiasme les principes comme les potentielles difficultés à mettre en place cet usage qui fait couler beaucoup d’encre.
Peut-on être à la fois correctrice, c’est-à-dire garante du bon respect des règles de la langue, et favorable à l’écriture inclusive ? Il n’y a pour Sophie Hofnung aucun empêchement à cela : « Si on considère que notre travail est de juger si un énoncé est correct ou non selon des normes grammaticales apprises notamment à l’école, et que l’on se pose la question : est-ce que l’écriture inclusive déroge à ces règles ? La réponse est non ! L’écriture inclusive respecte la grammaire, la syntaxe et le lexique. »
Accepter que la langue n’est pas figée
À l’écrit comme à l’oral, le langage inclusif n’entraînerait donc pas de disruption. Le seul élément qui change, selon Sophie Hofnung, serait d’ordre graphique, en cas d’utilisation du point médian. Et si le dossier génère beaucoup d’agitation, la correctrice souligne avec malice que “quelque chose est bien en marche” dans la société – rappelant qu’Emmanuel Macron lui-même n’a de cesse d’employer la double flexion (l’usage du masculin et du féminin) et même l’accord de proximité, deux des principes de cette pratique, dans une expression telle que : « Toutes celles et ceux… »
Dans le domaine de l’écrit, ce sont les maisons d’édition identifiées comme féministes qui ont utilisé le langage inclusif en premier. Aujourd’hui, des maisons qui publient de la littérature ou des essais généralistes l’adoptent également pour toutes ou certaines de leurs publications, mais aussi plus généralement dans leurs supports de communication (lettres d’information, argumentaires…). La presse, à la fois contemporaine et actrice des changements, joue un rôle fondamental, estime la corédactrice de la marche orthotypographique de la revue La Déferlante : c’est un laboratoire, qui évolue plus vite que l’édition. Naviguant entre les deux secteurs, Sophie Hofnung indique : « En tant que correctrice, je travaille bien évidemment en fonction du texte et du public, et j’ai plus de chances d’avoir à décliner un langage inclusif en m’occupant de textes qui interrogent le prisme du genre ou s’intéressent aux changements sociétaux. On peut accueillir d’autant plus favorablement cette pratique si on considère que la langue, comme la société, ne sont pas figées ».
Cette professionnelle aux multiples casquettes (elle est également traductrice littéraire et secrétaire d’édition) rappelle par ailleurs qu’une correctrice ne s’intéresse pas seulement à l’orthographe, à la grammaire ou à la ponctuation. Elle s’attaque aussi à des questions de sens et d’adaptation du texte à son registre, à son public, à une charte quand il en existe une… en utilisant son sens critique. Cela peut l’amener par exemple à recommander à un éditeur, dans un ouvrage documentaire, d’éviter de désigner les hommes par leur seul patronyme (“Hollande” pour “François Hollande”) et les femmes par leur seul prénom (“Ségolène”, pour “Ségolène Royal”). Cette différence de traitement – qui n’accorde pas le même statut ou la même crédibilité aux concernées – est d’ailleurs désormais repérée par un public lui-même de plus en plus critique ! En somme, s’engager dans une démarche de langage plus égalitaire, c’est se préoccuper de la façon dont on parle des femmes et des hommes, et de la façon de s’adresser aux personnes en général.
Nourrie des lectures de linguistes ayant travaillé sur le sujet, Sophie Hofnung souligne que le langage inclusif ne repose pas, sauf exception, sur des créations arbitraires : « En matière de grammaire comme de lexique, on puise dans l’histoire de la langue, non pas pour la féminiser, mais plutôt pour la reféminiser. Nous sommes dans un moment d’ajustement et de rééquilibrage, après des siècles de masculinisation. Et cette remise en question du masculin hégémonique se passe à vitesse grand V : le mot “autrice” qui faisait grincer de nombreuses dents semble désormais largement accepté, et plus personne ne conteste les formules “Madame la députée” ou “Madame la présidente”, ce qui n’était pas le cas il y a encore cinq ans. Bien sûr, ce n’est pas le langage qui va modifier la société et introduire plus d’égalité, mais il y participe. » Que pense-t-elle alors des opposants à cette évolution ? « La posture de l’Académie française est scandaleuse : défendre contre vents et marées “la langue de Molière”, c’est s’attacher à la défense d’une langue figée, et donc promouvoir une vision de la société immuable, quand le langage est le véhicule en même temps que le reflet des changements sociétaux. »
Éviter les écueils
Pour autant, adhérer aux principes de l’écriture inclusive n’empêche pas d’avoir parfois du mal à les appliquer. La correctrice le concède : « Parfois j’achoppe, je n’ai pas de réponse. C’est un vrai casse-tête, mais souligner les difficultés rencontrées offre aussi un éclairage intéressant pour la faire évoluer. » Afin d’éviter de tomber dans les pièges qui n’ont pas manqué de s’inviter en même temps que s’est développée l’écriture inclusive, elle propose justement de s’appuyer sur certaines expériences peu concluantes : « Les excès ont constitué le principal écueil. Dans la décennie 2010, certaines structures, des collectivités locales notamment, ont mis des points médians partout, aux articles, aux mots désignant des objets inanimés, et introduit beaucoup de confusion dans les accords et le genre grammatical. »
L’usage raisonné des outils du langage inclusif reste primordial, car il ne faut pas qu’adopter celui-ci conduise à rompre avec la lisibilité de la langue. Sophie Hofnung recommande l’abréviation que constitue l’utilisation du point médian – « point de la discorde » ! – uniquement pour les mots dont le féminin et le masculin sont très proches morphologiquement. Sinon il est préférable d’utiliser les doublets complets. Tout en prenant garde à la lourdeur qu’entraînent nécessairement les répétitions. Elle invite donc à faire preuve de souplesse, d’autant que la double flexion systématique a pour corollaire le renforcement de la binarité de genre : à en abuser, on risque de s’éloigner de l’effet désiré…. Le recours à des termes épicènes permet d’éviter les doublets, mais, tout comme l’usage des mots englobants – parler de « la direction » pour éviter de choisir entre « le directeur » et « la directrice » ou de citer les deux –, il peut aussi conduire à un effet “parfaitement désincarné » en cas d’abus.
À celles et ceux qui pourraient être découragé·s, signalons que Sophie Hofnung estime qu’ »on est sur la voie d’une simplification. Les usages deviennent de plus en plus fluides, dans un souci de lisibilité. » « Ouvrir les oreilles, observer comment les choses évoluent et s’adapter » est le conseil qu’elle prodigue, car « il n’y a pas de solution miracle ! » Elle invite, lorsque l’on écrit ou corrige un texte avec cette intention inclusive, à « panacher les procédés, ne pas être dogmatique ; rester souple et sans systématisme afin de ne pas risquer de perdre en vivacité ce que l’on gagne en représentativité. »
À l’heure actuelle, l’écriture inclusive fait encore l’objet de nombreux tâtonnements et d’expérimentations. Les essais et inventions – typographiques, lexicales… – se multiplient, notamment au Québec, en Belgique et en Suisse. Car, comme le rappelle Sophie Hofnung avec raison, « la langue française n’appartient pas à la France : avec 300 millions de locuteurs et locutrices dans le monde entier, elle est bien vivante ! Et ici ou ailleurs, personne ne peut dire quels usages ou quelles normes seront retenues. » À suivre, donc…