En 2021, la Bpi (Bibliothèque publique d’information) et le réseau des médiathèques de Brest ont organisé une journée d’étude consacrée aux questions de genre et à l’égalité femmes-hommes. Intitulée Les bibliothèques sensibles au genre, cette journée était proposée en deux temps : en juin, un premier volet en ligne proposait de nourrir les débats par les interventions de bibliothécaires et d’universitaires ; en octobre, un second volet, à Brest, était consacré aux actions des bibliothèques.
C’est dans ce cadre que la sociologue Oriane Amalric a présenté ses travaux sur « Le genre dans la littérature jeunesse ». Elle analyse les représentations de la société dans les livres pour enfants et adolescents et la façon dont elles sont alimentées par notre socialisation genrée en même temps qu’elles y contribuent. Elle donne également quelques pistes pour sortir de ce cercle.
Vous pouvez retrouver son intervention complète en vidéo ou en lire la transcription réalisée par la Fill ci-après. Les ressources citées par l’auteur dans sa présentation sont au bas de cette page.
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Synthèse de l’intervention : Le genre dans la littérature jeunesse
La socialisation genrée
La socialisation genrée est le fait que la société a une influence sur la façon dont on pense les filles et les garçons – dans la littérature jeunesse, mais pas seulement. On trouve la socialisation genrée dans la façon dont on nourrit les petites filles et les petits garçons, les jeux et les jouets, l’habillement… mais aussi à des endroits parfois plus difficiles à identifier : comment on encourage, félicite les enfants, selon qu’on a affaire à une fille ou à un garçon.
La littérature jeunesse vient donc avec beaucoup d’autres éléments dans cette socialisation genrée. Plus que de faire porter un body genré à un bébé, c’est le fait que cela soit répété qui fait advenir des tendances. De manière inconsciente, et presque toujours involontaire, les encouragements sont différenciés, dans le cadre professionnel (par les professionnel·les de la petite enfance) comme dans le cadre familial. Les petites filles sont beaucoup plus encouragées pour des interactions qui vont développer leur langage, exprimer leurs émotions. Du côté des petits garçons, dès la petite enfance, on encourage beaucoup plus le développement des capacités psychomotrices. On observe aussi que les félicitations sont différenciées : à l’arrivée le matin en crèche, on félicite beaucoup les petites filles sur leur habillement, leur coiffure ; moins les petits garçons, qui le seront sur leurs prouesses techniques.
Sur la vidéo « Plus de risques pour les garçons ? » (L’École du genre, 2015, Enfin bref productions / Universcience / Gald), on voit des bébés de 11 mois invités à descendre un plan incliné. Quand on demande aux mères de régler l’inclinaison du plan, on observe que, pour les petits garçons, elles inclinent le plan correctement par rapport à leurs capacités. En revanche, elles ne l’inclinent pas assez pour les petites filles : les capacités de celles-ci sont sous-estimées.
Ces encouragements sont répétés à longueur de journée et à longueur d’enfance : les petits garçons sont beaucoup plus souvent encouragés à prendre des risques, les filles le plus souvent sont retenues. Cela a des répercussions sur l’âge adulte : arrivés à l’adolescence, les garçons ont tendanciellement des capacités psychomotrices plus développées que les filles, parce qu’ils y ont été beaucoup plus souvent encouragés.
Cela, on ne le voit que si l’on se met à l’observer. Sinon, cela est tellement ancré dans nos représentations qu’on ne s’en rend pas compte.
Parler de la littérature jeunesse s’inscrit donc dans un cadre beaucoup plus large, qui est celui de la socialisation genrée.
Les représentations genrées dans la littérature jeunesse : tendances quantitatives et qualitatives
TENDANCES QUANTITATIVES
Divers travaux, notamment ceux de travaux de Carole Brugeilles, Isabelle Cromer et Sylvie Cromer, révèlent qu’on observe dans la littérature jeunesse une majorité de personnages masculins : 65 % en moyenne (35 % de filles), et non 50-50 comme dans la société. Si on observe les héroïnes et les héros, la même tendance se dessine : 62 % de héros pour 38 % d’héroïnes.
En 2020, Oriane Amalric a mené avec des élèves de CM1-CM2 une étude visant à observer les activités des personnages dans un corpus de 18 livres de leur classe. Il en ressort que les personnages qui font des activités calmes sont en majorité (67 %) des filles. Les activités physiques sont du côté des garçons à 60 %. Les activités intellectuelles sont pour les deux tiers attribuées aux garçons (67 %). Il y a également beaucoup plus de garçons que de filles du côté des activités artistiques (75 %). Dans ce même corpus, 100 % des activités domestiques sont attribuées aux filles.
Au-delà de cette enquête, ce sont des tendances que l’on retrouve dans l’ensemble de la littérature jeunesse. Nous sommes là dans la continuité de la socialisation genrée : les garçons sont dans l’aventure et l’intellect, les filles renvoyées dans la sphère domestique.
On peut aussi regarder qui est en intérieur, qui en extérieur, entre la sphère domestique et la sphère publique : les personnages masculins sont plus souvent à l’extérieur, les personnages féminins plus souvent à l’intérieur.
Du côté des personnages adultes, on trouve plus de personnages masculins que féminins ; leurs métiers sont souvent assez stéréotypés en termes de genre – des métiers assez valorisés socialement pour les personnages masculins (pilote d’avion, médecin…) ; moins valorisés et surtout moins diversifiés pour les personnages féminins.
COMMENT LES PERSONNAGES SONT CARACTÉRISÉS
Deux tendances se dessinent dans la caractérisation des personnages : les filles sont douces, jolies, rêveuses ; les garçons forts, courageux, en colère. On retrouve les figures typiques de la princesse et du chevalier, même s’il n’y a pas que des princesses et des chevaliers dans la littérature jeunesse, loin de là. Mais ce sont des motifs qui reviennent souvent : on a un petit garçon qui part à l’aventure, qui a une quête ; et une petite fille ou un personnage féminin qui est dans la rêverie, la beauté, la douceur… Un lien peut se faire entre les deux : la princesse sauvée par le chevalier – même s’il ne s’agit pas d’une princesse en robe ni d’un chevalier en armure.
Si l’on tente, dans un livre de littérature jeunesse, de distinguer ce qui permet de voir si l’on est face à une fille ou à un garçon, on se rend compte que, pour les personnages masculins, il n’y a pas d’indice à proprement parler. En revanche, pour les personnages féminins, c’est l’ajout d’un accessoire qui permet de le savoir : un accessoire (bijou, robe) ou un trait esthétique – typiquement, l’ajout de cils plus longs. Le personnage masculin servirait en quelque sorte de base neutre pour ensuite faire un personnage féminin.
LES HISTOIRES ANTHROPOMORPHIQUES
Les histoires d’animaux anthropomorphes – auxquels on attribue des qualités propres aux êtres humains – sont majoritaires dans la littérature des 0 à 6 ans, et sont un support identificatoire très important pour les enfants. On observe que ces animaux sont sexués selon leur taille et leur aspect : les petits animaux sont des personnages féminins ; les grands animaux des personnages masculins. On retrouve ici la même tendance d’une représentation qui ne se vérifie pas dans la nature.
Oriane Amalric invite à faire un test des représentations spontanées en projetant une série d’illustrations. Celles-ci représentent des ours qui ont exactement le même aspect, mais qui sont dotés d’accessoires différents : un fer à repasser, une écharpe tricolore de maire, etc. Ce test réalisé avec des enfants révèle des représentations genrées stéréotypées, par l’accessoire.
LES CONTES
Dans les contes les plus connus, Le Petit Chaperon rouge, La Belle au bois dormant, Blanche-Neige, Les Mille et une nuits, Cendrillon, La Princesse au petit pois… des tendances se dessinent aussi.
Du côté des femmes, on rencontre des personnages à la disposition d’un ou de plusieurs hommes (motif du mariage de la fille du roi en récompense), qui sont définis par leur aspect esthétique, qui s’accomplissent avant tout à travers la reconnaissance d’un homme (motif du prince charmant). Du côté des hommes, sont décrits des hommes qui disposent des femmes, qui sont définis par leur statut social, leur métier, leurs aventures et qui s’accomplissent par leurs quêtes.
Influences sur les représentations des enfants
On peut dès lors s’interroger sur l’influence de toutes ces représentations sur les représentations que les enfants se font du monde, de la société, mais aussi d’elles-mêmes et d’eux-mêmes en tant que filles et en tant que garçons, puisqu’elles et ils sont pris dans la socialisation genrée. Pour rappel, les livres jeunesse comptent, parmi leurs fonctions, le fait d’accéder à la culture, de constituer des supports de socialisation et des supports d’identification.
Les tendances observées ont plusieurs conséquences. S’agissant des inégalités quantitatives, on constate que la norme de référence à laquelle on propose aux enfants de s’identifier est un petit garçon (blanc – les notions d’ethnicité croisent aussi celles de genre). Par ailleurs, le nombre moins important de personnages féminins implique qu’il y a moins de modèles d’identification du même sexe pour les filles, réduisant ainsi l’éventail des possibles. Enfin, cela dessine deux sortes de littérature : l’une qui serait pour tout le monde, l’autre pour les filles spécifiquement. Les filles s’habituent à s’identifier à des personnages masculins, mais l’inverse n’est pas vrai.
S’agissant des représentations stéréotypées, on observe que ce qui est valorisé quand on est une fille est la beauté, l’obéissance. Les filles sont plus souvent encouragées à plaire, à rêver, à rester à l’intérieur. L’aventure, la hardiesse, l’intelligence sont valorisées chez les garçons, qui sont encouragés à sortir, entreprendre, partir à l’aventure. Il y a une assignation à une certaine forme de virilisme.
Conséquence globale : tandis que les valeurs masculines sont valorisées pour les filles et pour les garçons, les valeurs féminines ne sont pas valorisées pour les garçons. Par cette différenciation, une hiérarchisation se met en place entre les sexes et entre les genres.
Cette différenciation se rencontre jusqu’à l’âge adulte. On retrouve toutes ces tendances lorsqu’on s’intéresse à l’égalité femmes-hommes : dans l’orientation scolaire et la ségrégation professionnelle ; les inégalités salariales ; les inégalités des temps domestiques et familiaux ; l’occupation genrée de l’espace public ; la surreprésentation des hommes aux postes de pouvoir ; la part des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles ; la part des hommes victimes de violences homophobes.
Bien sûr, ce ne sont pas les livres de littérature jeunesse qui, directement, produisent ces inégalités. En revanche, on peut y voir un lien, parce que tout cela est pris dans un ensemble : la socialisation genrée. Ces représentations nous sont transmises inconsciemment, et nous les retransmettons inconsciemment.
Des initiatives égalitaires dans la littérature jeunesse
Face à ce constat, on peut évoquer quelques pistes pour sortir de ce schéma. Il peut d’abord être intéressant de faire un travail de décompte et d’analyse de la littérature jeunesse que l’on a à disposition : quel constat quant au nombre de personnages féminins et masculins, et à leurs activités ? On peut également accompagner la lecture d’un discours qui interroge les représentations stéréotypées, ou animer des temps avec des outils ressources (telles les images d’ours montrées plus tôt). Il est également possible de communiquer avec ses collègues, le public, les parents, par l’affichage par exemple. Enfin, enrichir son fonds de livres ayant le souci d’une perspective égalitaire.
RESSOURCES CITÉES PAR ORIANE AMALRIC
>> S’agissant de l’affichage, Oriane Amalric renvoie aux affiches d’Élise Gravel. Cette illustratrice met gratuitement à disposition ses productions, qui peuvent permettre d’avoir un modèle identificatoire un peu plus diversifié.
>> S’agissant du fonds, elle cite :
- les livres des éditions Talents hauts : « Des livres qui bousculent les idées reçues », qui visent à ouvrir les possibles, pour les garçons comme pour les filles
- le blog Fille d’album – voir aussi à son propos l’article :
- des bibliographies thématiques :
- « Pour l’égalité entre filles et garçons, 100 albums jeunesse» [PDF, 2,7 Mo], L’atelier des merveilles, 2009
- « Pour bousculer les stéréotypes fille-garçon, 92 albums jeunesse»[PDF, 2 Mo], L’atelier des merveilles, 2013
- «Fille, garçon, l’aventure d’être soi, 76 albums jeunesse»[PDF, 1 Mo], L’atelier des merveilles, 2015
- « Pour une littérature jeunesse antisexiste »[PDF, 1,4 Mo], Bibliothèque Fessart (Ville de Paris) et Société littéraire de l’imaginaire contre les préjugés (SLIP), 2019
- la liste « Égalité des sexes » du réseau Babelio : par exemple Liste égalité filles-garçons ou 116 livres classés égalité des sexes
AUTRES RESSOURCES
>> Lutter contre les stéréotypes filles-garçons. Un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance [PDF, 2,9 Mo], Commissariat général à la stratégie et à la prospective, 2014