Dénoncée par ses détracteurs comme le fait de quelques activistes minoritaires, “péril mortel” pour la langue selon l’Académie française, la démarche d’écriture inclusive est pourtant présente dans la société à bien des endroits, et pas seulement dans les espaces militants. On la trouvait déjà, de longue date, mais sans qu’elle soit nommée, dans des offres d’emploi – à la recherche d’“un(e) chargé(e) de mission” – ou dans les discours de personnalités politiques s’adressant à un public qu’elles reconnaissent mixte, grâce par exemple à l’adresse “Françaises, Français”.
Dans la filière du livre, où le choix des mots est à n’en pas douter un sujet de poids, l’écriture dite inclusive se fait depuis quelques années un chemin. Si elle est loin de faire consensus, force est de constater que la question irrigue à tous les niveaux.
De quoi parle-t-on ?
Pour beaucoup, et c’est là le point de crispation le plus important, l’écriture inclusive est associée à l’usage d’un marqueur graphique permettant de combiner en un seul mot les deux genres : point médian, point ou tiret – “salarié·e, salarié.e, salarié-e”. Ce marqueur est accusé de nuire à la lisibilité du texte.
Pourtant, le point médian n’est qu’un moyen parmi d’autres dans la boîte à outils de l’écriture inclusive : celle-ci ne saurait y être réduite. Dès 2016, l’agence Mots-clés conçoit un Manuel d’écriture inclusive (revu et augmenté en 2019) prenant appui sur les “recommandations pour une communication sans stéréotype de sexe” formulées par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour faire progresser l’égalité entre les femmes et les hommes, l’agence propose un “usage raisonné” du point médian, parmi d’autres conseils :
– accorder en genre les noms de fonctions, grades, métiers et titres ;
– user du féminin et du masculin, que ce soit par l’énumération par ordre alphabétique, l’usage raisonné du point médian ou le recours aux termes épicènes ;
– ne plus employer les antonomases des noms communs “Femme” et “Homme”.
La règle dite de proximité n’est pas évoquée ici, mais elle est régulièrement citée par les tenants de l’écriture inclusive. Règle anciennement en usage en français, consistant à accorder en genre et en nombre l’adjectif ou le participe passé avec le nom le plus proche, elle apparaît comme un moyen de remise en cause puissant du décrié “le masculin l’emporte sur le féminin”. Elle permet par exemple de dire et d’écrire : “des auteurs et des autrices étaient présentes” !
Des chartes éditoriales variées
Si les Éditions iXe, féministes, invitent sur leur site leurs autrices et leurs auteurs à appliquer cette règle de proximité ou optent pour l’utilisation du “féminin générique”, toutes les maisons ne mettent pas de la même façon en valeur leur démarche. Certaines appliquent l’écriture inclusive pour une collection ou quelques titres seulement. D’autres naviguent entre plusieurs eaux. Ainsi des éditions Double ponctuation, qui signalent sur leur site et leurs ouvrages : “En matière d’écriture inclusive et de féminisation des textes que nous publions, nous avons choisi avant tout de respecter la volonté des personnes qui nous confient leurs écrits. Le masculin continue à être très utilisé en tant que genre neutre, par beaucoup d’auteurs et d’auteures, sans que cela implique un désintérêt de leur part pour le féminisme et/ou l’évolution de notre langue. (…) Nous encourageons néanmoins la féminisation des professions, qui nous semble être un minimum indispensable.”
Force est de constater que de plus en plus nombreuses sont les maisons qui, même sans exprimer de revendication anti-sexiste, ne se contentent plus d’un masculin supposément neutre pour désigner leurs plumes, et convoquent, par exemple le féminin “autrice” (ou “auteure”) au côté du masculin “auteur”. Les structures les plus convaincues du bien-fondé d’une écriture plus inclusive concèdent que celle-ci n’est pas aisée à mettre en application. Et même les chartes les plus abouties, telle celle de la revue Sociologie du travail, évoquent une possible révision de leurs positions en fonction de l’évolution des pratiques : “Les pratiques d’écriture inclusive étant encore en évolution, ces recommandations pourraient être révisées à l’avenir, le comité restant vigilant et mobilisé sur cet enjeu.”
Partis pris et tâtonnements divers dans la filière du livre
Des associations de professionnel·les ont aussi pu s’exprimer sur le sujet, notamment dans des associations à forte proportion de membres féminins. L’Association des bibliothécaires de France (ABF) s’est ainsi engagée en signant, en 2018, la Convention d’engagement pour une communication publique sans stéréotype de sexe. Elle publie également, sur le blog de sa commission Légothèque, des recommandations pour une écriture inclusive et accessible, où elle rappelle notamment que “De nombreuses dispositions de l’écriture inclusive ne posent aucun problème d’accessibilité ou de compréhension.”
C’est pourtant notamment au prétexte de cette question d’accessibilité que certains députés entendent faire interdire l’usage de l’écriture inclusive, constatant que la pratique “tend à se diffuser largement”… y compris au plus haut niveau de l’État. Parmi les signataires de la Convention d’engagement précitée figurent divers ministères : Agriculture, Justice, Sports, Travail… Au ministère de la Culture, on ne trouve pas de convention de ce type, mais diverses règles sont en vigueur. Ainsi, les graphies novatrices telles que les points médians sont proscrites dans les écrits officiels, et découragées dans l’ensemble des communications internes ou externes par les cabinets et par les ministres. Mais la mention systématique des deux genres est strictement obligatoire dans les écrits officiels tels que les avis de vacances et les fiches de postes, selon la circulaire du 21 novembre 2017.
Selon Paul Vautrin, chargé de mission Responsabilité sociale des organisations au Ministère : “En dehors de cette proscription et de cette obligation, les fonctionnaires en général disposent d’une assez large marge de manœuvre. Cela nous laisse la possibilité, en tant que mission RSO, d’encourager et d’accompagner les individus et les structures vers les formes d’écriture inclusive autorisées, dans le but d’une meilleure inclusion de l’ensemble de la population dès la forme des discours, en particulier dans les supports de communication et de sensibilisation.”
À la Fill et dans son réseau
Une courte enquête menée par la Fill auprès de ses membres en janvier 2022 révèle des positions guidées par le souci de marquer l’égalité femmes-hommes, tout en respectant les principes de l’accessibilité à tous les publics.
Sur 11 structures régionales pour le livre affiliées, 9 ont répondu à l’enquête. Deux d’entre elles signalent qu’elles ont pris le parti de détailler les règles d’usage de l’écriture inclusive dans leur charte éditoriale : ALCA Nouvelle-Aquitaine et Livre et Lecture en Bretagne.
Ce qui ne signifie pas que les autres agences n’y ont pas réfléchi et n’ont pas défini de règles formelles. La féminisation des termes est systématique (Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté, Interbibly en Grand Est, AR2L Hauts-de-France, ArL Provence-Alpes-Côte d’Azur) ou employée le plus souvent possible (ALCA Nouvelle-Aquitaine, Normandie Livre & Lecture, Agence régionale pour le livre et la lecture de Mayotte, Livre et lecture en Bretagne, Fill). Elle est adoptée sur tous les supports, qu’ils soient numériques (sites Internet, réseaux sociaux, lettres d’information, magazine en ligne…) ou imprimés (guides pratiques, études, brochures, magazines). Rédactrices et rédacteurs s’efforcent de recourir autant que possible aux termes épicènes.
En revanche, l’usage du point médian est majoritairement rejeté, la priorité étant donnée à l’accessibilité des contenus. Le point médian est cependant toléré sur les sites internet de l’ArL Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’AR2L Hauts-de-France et de la Fill. L’ArL l’utilise uniquement dans les intitulés d’appels à projets et d’offres d’emploi. L’AR2L et la Fill s’en autorisent également l’usage dans des articles de blog, en particulier pour éviter la répétition de termes quasiment ou parfaitement homophones. Ainsi, la répétition sera préférée pour évoquer “les auteurs et les autrices”, et le point médian utilisé pour des termes comme “les professionnel·les”, “les représentant·es”. Mais à l’AR2L comme à la Fill, on reconnaît être encore en réflexion sur ces usages. Le souhait est de se donner les moyens d’adopter une position claire et définie, qui permette aux équipes d’avoir les repères nécessaires à une bonne utilisation de ces principes au quotidien.