Trouver accès à sa propre langue. Entretien avec Tatiana Arfel, autrice

 

Tatiana Arfel est née en 1979 à Paris et vit aujourd’hui à Montpellier. Psychologue de formation et diplômée de lettres modernes, elle anime aujourd’hui des ateliers d’écriture, principalement auprès de publics en difficulté. Elle est également cofondatrice du collectif Penser le Travail. Ses trois romans, parus chez José Corti, explorent, par un travail sur la langue, l’(in)adaptation de chacun, à notre monde, que ce soit au travers de marginaux, d’employés non conformes d’une grande entreprise, ou d’un mystérieux normopathe. Tatiana Arfel termine actuellement, avec le dessinateur et photographe Julien Cordier, un ouvrage (texte et photos) relatant leur résidence dans un grand hôpital psychiatrique, à paraître au Bec en L’air.

Pour vous qu’est-ce que l’Éducation artistique et culturelle (EAC) ?

C’est avant tout permettre à chaque élève d’exprimer, par l’artistique, la richesse de son intériorité. Il s’agit d’éducation non au sens d’apprendre à l’autre, dans une posture de surplomb, mais au contraire, en étant à son service, de lui offrir les conditions d’émergence verticale (l’élève) voire horizontale (les pairs) de sa parole : qu’elle soit verbale, visuelle, dansée… Il s’agit donc d’une éducation populaire, qui doit être proposée à tous, dans une visée d’émancipation personnelle et collective.

Quels types de projets proposez-vous ?

Je propose des ateliers d’écriture où chacun est libre d’écrire, ou pas, de suivre la consigne, ou pas, de lire son texte aux autres, ou pas. Le cadre des propositions est très précis, mais la liberté de s’y engager (ou pas) est fondamentale. Beaucoup de mes propositions sont ludiques : jeux formels, poèmes, pastiches, dérapages vers l’absurde… Il s’agit de trouver accès à sa propre langue – langue mineure selon Deleuze, qu’on peut opposer à la langue majeure des éléments de langage (du politique, de l’entreprise, de la publicité). Nous avons tous notre langue, nos mots, et de l’imagination. Le cadre de l’atelier permet, notamment par la surprise (construction des propositions), et par le groupe, de trouver le chemin d’accès.

D’après vous, est-il nécessaire de développer l’Éducation artistique et culturelle ?

Bien sûr, et particulièrement auprès des jeunes qui étudient dans des filières professionnelles, qui visent à les rendre vite performants et d’où le rêve est souvent absent. Je me souviens d’une classe de lycée professionnel à Lodève. J’y proposais un ateliers d’écriture et peinture. Il fallait commencer par peindre, à sa guise (en abstrait), un carré Canson A4. J’avais des tas de tubes de couleurs et des paillettes. Comme je m’étonnais que les élèves y prennent tant de joie (ils patouillaient comme des tout-petits), alors qu’ils ont aussi des cours de dessin, leur enseignante m’a expliqué qu’ils faisaient du dessin industriel seulement. Millimétré.

Plus tard je leur ai proposé d’écrire sur le travail idéal. Tout est possible, permis : qu’est-ce que je fais, à quelle heure je me lève, avec qui je travaille, dans la lune, sous terre, etc.

Ces jeunes m’ont répondu : « Madame, on peut pas écrire ça. L’idéal, ça n’existe pas ».

Il faut développer l’EAC car ces jeunes ne doivent pas vivre une vie où l’idéal n’existe pas.

Pourquoi favoriser le livre et la lecture dans les projets d’EAC ?

La langue nous est donnée à tous en partage, mais nous le recevons d’un certain milieu et avec de grandes inégalités (capital culturel et reproduction sociale de Bourdieu). Faire lire et écrire les jeunes, leur faire prendre conscience de la richesse de leur(s) langue(s) et idées, c’est, outre une valorisation immédiate, leur donner des armes pour se défendre. Deleuze à nouveau : « créer, ce n’est pas communiquer, mais résister ».

Pourquoi est-ce important que des auteurs assurent cette médiation ?

Je suis psychologue, j’ai fait des études de lettres, et j’animais des ateliers d’écriture bien avant de publier, il y a de magnifiques animateurs qui ne sont pas auteurs. Je ne crois pas qu’être auteur publié ajoute quelque chose à l’animation. Par contre, il est important pour les élèves de rencontrer des artistes de tous bords, et les auteurs le sont, afin de savoir qu’il est possible de vivre de/avec ce qu’on aime, même si ce n’est pas facile tous les jours.


« Il faut développer l’EAC car ces jeunes ne doivent pas vivre une vie où l’idéal n’existe pas. »


Comment l’EAC transforme-t-elle les élèves, les enseignants et les auteurs ?

Je demande toujours aux enseignants de participer, d’écrire en même temps que les élèves (même si, comme eux, les enseignants ne sont pas obligés de lire leur texte). Les élèves redécouvrent, et admirent, leur enseignant, et vice versa. Chacun est vulnérable devant l’écoute de l’autre, chacun est prêt à encourager. Ce sont des moments de partage et de collectif extrêmement touchants.

Animer transforme sans doute les auteurs en ce qu’ils ont ainsi accès à une langue riche, en train de se faire, et que leur travail par ailleurs solitaire est équilibré par le fait de prendre ainsi soin des plus jeunes.

Quel est votre plus joli souvenir ?

Un atelier d’écriture en collège SEGPA dans un village proche de Montpellier, auquel nous avons convié les résidents de l’EHPAD voisin. Les grands ados sont arrivés un peu bruyants, et puis ils se sont assis, chacun auprès d’un ancien, et ils ont parlé, et tous ont écrit, ensemble. Nous avons beaucoup ri, et eu la larme à l’œil aussi.

Et puis, juste une phrase. C’est avec des adultes, en prison, avec LR2L, il y a quelques années. Il fallait compléter le vers (emprunté à Desnos) « J’ai tant rêvé de toi que… »

L’un des détenus a ainsi écrit, et j’ai donné ce titre au recueil de textes :

« J’ai tant rêvé de toi que j’ai pris dix ans ».

La langue sert à dire ces choses-là, aussi.

Entretien réalisé par Occitanie Livre & Lecture


Dernier ouvrage de Tatiana Arfel paru :

2 800 minutes, éd. ActuSF, 2018.