La pratique artistique, pour comprendre et dire le monde

Qu’est-ce que l’EAC ? Quels en sont les enjeux ? Pourquoi et comment les artistes, quel que soit leur domaine d’expression, peuvent-ils nous « éduquer » ? Pour introduire ce dossier, nous avons choisi d’interroger un militant de la première heure de l’éducation par l’art, également homme de théâtre, l’acteur, metteur en scène et réalisateur, Robin Renucci.

Directeur du Centre dramatique national des Tréteaux de France, il expérimente depuis plus de vingt ans des formations croisées enseignants/artistes dont il a fait le récit dans un livre paru en 2014, Tous ces hasards qui n’en sont [1]. Membre du Haut Conseil de l’Éducation artistique et culturelle (HCEAC) depuis janvier 2017, il est également membre du Collectif pour l’éducation artistique et culturelle Pour l’éducation, par l’art, qui rassemble depuis 2012 enseignants, chercheurs et personnalités du monde culturel.

FILL : Vous êtes engagé pour faire avancer les politiques publiques en faveur du développement de l’éducation artistique et culturelle, quels sont les enjeux de cet engagement ?

Robin Renucci : Ce qui en jeu c’est la question de la citoyenneté, la question de la capacité des uns et des autres à être davantage aptes à voter et à participer à la vie démocratique, dans son ensemble et à être davantage auteur de sa propre opinion. Cela s’attache à la réflexion des Lumières et notamment à Condorcet qui disait précisément : « Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées (…). Le genre humain n’en resterait pas moins partagé entre deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient. Celle des maîtres et celle des esclaves[2] Les enjeux sont politiques, ils sont citoyens, ils sont dans l’expression de soi, dans l’émancipation de l’individu.

FILL : Cette capacité de penser par soi-même ne s’acquiert-elle pas à l’école ?

RR :  Bien sûr, le premier lieu de transmission est la famille. Si la famille ne peut pas dispenser cette capacité de penser par soi-même, l’école est le deuxième lieu de transmission essentiel. Qu’est-ce que la formation scolaire ? Est-ce que ce sont des vases qu’on remplit ou bien des lampes qu’on allume ? Aux fondamentaux de l’école qui sont « lire, écrire, compter et respecter autrui », j’ajoute toujours « lire, dire, écrire, compter et respecter autrui ». Je me réjouis que le rapport d’Aurore Bergé ait inscrit ce dire dans la septième recommandation. Cela sous-entend également la question de la formation des enseignants dans ce domaine. On y reviendra…

Le troisième endroit, c’est évidemment le lieu associatif. C’est dans l’éducation populaire, dans le champ associatif, que l’enfant doit pouvoir trouver des adultes qui peuvent l’accompagner à aiguiser sa capacité à s’exprimer, à être et à nommer le monde.


« Les enjeux sont politiques, ils sont citoyens, ils sont dans l’expression de soi, dans l’émancipation de l’individu. »


FILL : Les politiques menées depuis une dizaine d’années ont été axées autour du développement de l’éducation artistique et culturelle mais vous vous considérez avec d’autres que l’action n’a pas été suffisante.

RR : La culture n’est pas enceinte dans un ministère, elle est reliée à un ensemble l’habitat, l’emploi… Le lieu où l’on habite, la façon dont on vit dans sa famille, tout cela conditionne totalement les apprentissages et les fondamentaux culturels que chacun devrait avoir.

C’est donc un chantier dont le caractère interministériel doit être affirmé avec plus de force. La coordination entre les ministères concernés, Éducation nationale, Culture, Jeunesse et Sports, Cohésion sociale, sans oublier le numérique, est à certaines périodes meilleure, mais elle n’est pas assurée dans la durée.

Ensuite, il faudrait aussi que tous les acteurs concernés partagent clairement l’enjeu principal qui est l’émancipation de l’individu.

FILL : Quels leviers, quels acteurs faudrait-il davantage mobiliser, et quels objectifs faudrait-il viser ?

RR : Il faut transformer la formation initiale. Pour ne parler que des enseignants, la formation au sensible, à l’expression de soi, est très minimaliste dans les INSPE. Il n’y a pas de volonté affirmée d’une vraie formation des enseignants au domaine du sensible. Chaque enseignant devrait être le premier lecteur de sa classe, le premier maître de l’imaginaire. La question de la pratique à l’école est très peu présente : il y a des enseignements, mais il n’y a pas d’éducation par l’art. Or nous prônons une éducation par les arts, l’art en général. Bien sûr, le champ du langage est fondamental puisqu’il fait partie des questions de l’école. Lire et apprendre à dire. Recevoir les concepts et les pensées, et les formuler. La grande inégalité, ce sont ceux qui peuvent lire à voix haute, par exemple, et ceux qui ne peuvent pas. On sait, par les rapports PISA ou autres, que beaucoup d’enfants sortent de l’école, en étant incapables de réellement penser ce qu’ils disent ou ce qu’ils lisent.


« La question est celle de l’éducation par l’art, par la création, et non pas seulement par la culture, qui est le rapport aux œuvres. Je dis volontiers qu’apprendre l’histoire de la natation au cours des siècles ne remplace pas d’aller à la piscine, et les premiers qui doivent apprendre à nager ce sont les enseignants, ce sont les éducateurs, les animateurs, tous ceux qui sont en charge de formation. »


FILL : Vous expérimentez de longue date des formations croisées artistes / enseignants. Que peut-on retirer de votre travail justement pour mettre en œuvre une véritable formation des enseignants, au sensible, à l’art et à la faculté de transmettre ?

RR : Mon souci à toujours justement été celui de la formation commune : la formation initiale des artistes, tout comme la formation enseignante, comme celle des éducateurs et des animateurs, afin que tous puissent bénéficier de mêmes outils.

C’est un projet que je souhaite soumettre au gouvernement et aux régions – les collectivités territoriales sont les premiers financeurs de la culture, il ne faut pas l’oublier. Sur le modèle de ce nous expérimentons depuis 22 ans, je propose de créer des Chantiers interdisciplinaires de recherche et de création artistique (CIRCA), mélangeant l’ensemble des disciplines, danse, théâtre, musique, cirque, numérique, recherche scientifique, science et jeu. Ce sont des chantiers de formation, mais aussi de recherche – parce qu’il n’y a pas de création sans recherche – pour créer des œuvres ponctuelles dans des temps définis.

Sur ce modèle, nous avons formé des cohortes de formateurs de formateurs en mélangeant des artistes en exercice très exigeants, avec des professeurs de l’Éducation nationale de tous les niveaux scolaires, y compris les chefs d’établissement, avec des éducateurs et des animateurs. pour les initier à ces questions de la dynamique du projet interdisciplinaire. Cela concerne les trois ministères, Jeunesse, Culture et Éducation. Mais aussi les Affaires étrangères parce qu’il faudrait que ce travail soit également international, au moins européen.

Pour cela, il suffit de mobiliser des lieux, un lycée agricole, ou un lieu associatif, pourquoi pas dans la ruralité, car cela touche aussi aux questions de développement local… sur le modèle des universités d’été ou des stages de réalisation qui ont fondé toute la décentralisation théâtrale, dont je suis moi-même un des émules. Des formations facilement chiffrables et prises en charge par l’AFDAS pour les comédiens professionnels, ou pour les artistes en général, et le PAF, le plan académique de formation pour la formation des maîtres, qui peut déborder sur les temps de vacances.

FILL : Qu’en est-il de la création de l’Institut national de l’éducation artistique et culturelle (INSEAC) à Guingamp?

RR : Nous n’en avons pas pour le moment le périmètre. Ce projet est tout à fait louable et il faut soutenir toute initiative de cette forme. Depuis longtemps nous demandons une plateforme, un observatoire des politiques d’éducation artistique et culturelle, et surtout des lieux de pratique.

J’espère que cet institut ne travaillera pas seulement sur l’évaluation mais aussi sur la pratique. Qu’il sera un lieu pour qu’artistes, enseignants et médiateurs aient des pratiques communes, si possible suffisamment longues pour créer ensemble. La question est celle de l’éducation par l’art, par la création, et non pas seulement par la culture, qui est le rapport aux œuvres. Je dis volontiers qu’apprendre l’histoire de la natation au cours des siècles ne remplace pas d’aller à la piscine, et les premiers qui doivent apprendre à nager ce sont les enseignants, ce sont les éducateurs, les animateurs, tous ceux qui sont en charge de formation.

FILL : Votre réflexion est nourrie de votre pratique autour du théâtre. Comment la traduire dans le domaine du livre et de la lecture ?

RR : dans mon esprit, c’est profondément lié à la lecture à voix haute. La voix mais comme outil premier de la lecture, c’est-à-dire la reconnaissance de la littérature comme art premier. La littérature est la mère et la mémoire de tous les arts. Elle est graphée dans le papier. C’est de la parole couchée, de la pensée qu’il faut relever par l’oralité, de l’enfant ou de l’adulte. Les auteurs sont étymologiquement les auctores, chargés de l’autorité, chargés de nous augmenter. C’est bien par là qu’il faut reprendre fondamentalement la pensée, par les auteurs.

Et quand je disais que chacun puisse devenir auteur de sa vie, de sa pensée, de sa parole, il s’agit de prendre la parole noble de l’écrit. Cet écrit couché qui est si riche parce que choisi, parce que décidé. Le choix d’un mot, d’une syntaxe, d’un phonème, d’un rythme, d’une phrase, d’une musicalité… C’est par la lecture à voix haute que le premier enseignant est le premier lecteur.

FILL : Est-ce que vous y associeriez les ateliers d’écriture également, avec une pratique des enseignants…

RR : mais bien sûr, puisque lire c’est dire, dire et lire c’est écrire à nouveau, c’est écrire une parole d’un auteur. C’est affiner cette capacité d’agir qui consiste à ce que chacun ait la capacité de dire et de lire, et écrire surtout ce qui lui est personnel et singulier. C’est un trésor universel que chaque enfant, chaque être humain soit capable de dire ou bien d’écrire ce qu’il pense, ce qu’il ressent et l’exprimer aux autres pour dire le monde et pour surtout être apte à aimer la différence de l’autre.


« Il faut être particulièrement vigilant à la captation des imaginaires. Les droits culturels sont confrontés à des industries de programmes qui viennent […] détricoter tout ce travail d’élévation que l’enfant est censé recevoir à l’école. »


FILL : Il me semble qu’il y a des liens profonds avec l’éducation populaire dans tout ce que vous évoquez…

RR : oui, c’est tout à fait l’éducation permanente. Ce qu’on appelle éducation, il faudrait l’appeler élévation tout au long de la vie. Il faut continuer à élever, à s’élever, à chercher, à se dresser, à se redresser tout au long de sa vie, pour inventer et être humain, pour être capable de symbolicité, capable d’inventer, d’imaginer. C’est une bataille de l’imaginaire.

J’ai écrit un livre avec le philosophe Bernard Stiegler, qui s’appelle S’élever d’urgence [3]. Le mot a été rapté la plupart du temps par les religions. À nous aujourd’hui, dans la profonde laïcité, de retrouver du sens au mot élévation. Un élève est celui qui s’élève à l’école et tout au long de la vie. Quel sens au mot autorité ? L’autorité est reconnue par celui qui écoute avec une égale dignité et la même égalité que celui qui dispense la connaissance. Or il y a très souvent un surplomb et on confond autorité et discipline, voire on parle de gouvernement autoritaire pour parler de la police. Notre travail collectif [NDLR : Collectif pour l’éducation, par l’art] est de redonner sens aux mots parce qu’ils sont totalement perturbés, dévalués, et utilisés à mauvais escient.

FILL : Vous venez de citer les droits culturels, c’est quelque chose qui pour vous est associé profondément à cette réflexion, avec cette idée peut-être de valoriser les cultures propres à chacun ?

RR : Oui, la capacité d’exprimer ce que l’on est, est fondamentale. Le deuxième temps des droits culturels, c’est la question de la laïcité, c’est-à-dire d’être absolument capable d’être émancipé, résistant à des assignations, assignations identitaires, assignations de désœuvrement, ou au contraire de surcharge de travail.

J’ajouterais qu’il faut être particulièrement vigilant à la captation des imaginaires. Les droits culturels sont confrontés à des industries de programmes qui viennent destituer l’institution, destituer l’école, destituer la famille, destituer le lien social, dé-couturer tout ce qui est tissé, détricoter tout ce travail d’élévation que l’enfant est censé recevoir à l’école. Le marketing, la publicité, la standardisation des œuvres, toute cette « culture » associée à la consommation de produits culturels est à mon sens intoxicante plutôt qu’élévatrice et crée de l’inégalité.

D’où mon désir de relier le professeur, l’éducateur, l’artiste avec l’imaginaire comme projet. Nous avons besoin d’inventer une nouvelle société. Penser au numérique, aux transformations de nos imaginaires par le numérique, pour s’en saisir et inventer le monde de demain.


1. Isabelle Francq, Robin Renucci, Tous ces hasards qui n’en sont pas, Presses De La Renaissance, 2014

2. Rapport sur l’Instruction publique, 1792 (NDLR)

3. Eric Fourreau, Robin Renucci, Bernard Stiegler, S’élever d’urgence, Les Éditions de l’Attribut, 2014